Braudel a écrit une Grammaire des civilisations. Quel auteur aurait écrit une Géométrie des civilisations, qui livrerait ses lois dans la forme d'une triangulation ? dont les décennies 1860 et 1870 en France nous fourniraient une image, schématisable très simplement:
1. Le gouvernement et l'Etat fichent la paix à l'Eglise, ne s'occupent que d'essor industriel, d'agriculture, d'économie et de la guerre;
2. L'Eglise fiche la paix à la science et au gouvernement et s'occupe du salut des âmes, du soin des âmes et d'harmonie sociale, de bien-être social et familial;
3. La science, à qui tout le monde fiche la paix et que tout le monde respecte, s'occupe des corps, des lois physiques et mathématiques, du bien-être des corps vivants par la pratique de l'hygiène et de la médecine, de progrès des techniques industrielles et du génie civil.
Il y a là une recette "libérale", non-totalitaire qui produisit des preuves éloquentes de sa valeur durant vingt ans au moins.
Mais il suffit que se grippe, que faillisse l'un des trois termes de cette triangulation harmonieuse pour que l'édifice s'effondre et que chaque membre en vienne à empiéter sur le domaine des deux autres avant que de l'arraisonner et que l'on assiste à un "melt-down", un effondrement fusionnel de la construction triangulaire dans le totalitarisme qui agglomère tous les domaines en un seul.
Quel fut le grain de sable en France à ce moment de l'histoire ?
On a appelé cet événement historique "Désastre de Sedan" : le gouvernement faillit dans sa tâche guerrière (qu'on appelle plus aujourd'hui, et dans l'ensemble du monde, autrement que "de défense nationale"). La confiance en la machine libérale et son bon fonctionnement, son efficacité, s'effondrèrent en même temps. L'Etat failli engendra la Commune, puis les idéaux socialistes et le germe du totalitarisme s'installa durablement en Europe. Vint plus tard "la séparation de l'Eglise et de l'Etat" et l'Etat se mit en devoir de prendre en charge de manière exclusive la dimension sociale et éducative du corps social.
La deuxième crise militaire d'ampleur comparable qui frappa la France fut le désastre de 1940; les mêmes causes produisant les mêmes effets on vit l'Etat français, établi à Vichy, se faire premier prescripteur moral auprès des populations, empiétant ainsi sur le rôle traditionnellement dévolu à l'Eglise.
La Russie impériale connut le même sort avec la déculottée militaire de ses troupes en Europe dans la première guerre mondiale, mais le bolchévisme alla plus loin que ne devait le faire Vichy, car en adoptant le marxisme-léninisme comme système de pensée et de pratique politique, il ravit à l'Eglise, dans un geste conscient et assumé, son rôle de gardienne et d'agent du salut des âmes pour le remplacer par un "salut de l'humanité" dont lui seul se porta garant, dans et par l'instauration du communisme. L'Etat soviétique concentra ainsi les fonctions régaliennes (guerre et économie) mais aussi sociale et spirituelle. Il ne restait plus que l'art et la science à arraisonner, ce qui fut fait en une quinzaine d'années à peine suivant son instauration. Et l'on eut, en science, le lyssenkisme; en art, le réalisme socialiste. Ce totalitarisme là, chronologiquement en avance sur l'hitlérisme, fut le premier totalitarisme "total" de l'histoire d'Occident.
Que se passe-t-il aujourd'hui en France ?
Une fusion du réacteur civilisationnel, un Tchernobyl politique, classiquement provoquée par une faillite morale de l'Etat français, livré à une instance supranationale (l'UE), pieds et poings liés par elle, et qui livre son territoire à toutes les pègres internationales qui en pillent les ressources, en avilissent l'identité et en terrorisent les populations.
Cet Etat français croupion, corrompu et failli, concentre logiquement toutes les fonctions ravies aux deux autres piliers du triangle civilisationnel dont il s'est arrogé l'usage:
Il moralise, pédagogise, tance et entend rééduquer les Français, en refaçonner l'esprit comme pouvait y prétendre l'Eglise de jadis, et, non content d'accaparer ainsi la sphère des idées morales, il a recourt aux mêmes imageries apocalyptiques que l'Eglise catholique pour corriger les comportements déviants, et c'est le catastrophisme climatique et écologique. Il n'est plus question de sauver les âmes comme du temps des spiritualités vivaces, non plus que de sauver l'humanité comme au siècle dernier avec le communisme, mais de "sauver la planète" ! C'est tout comme.
En son coeur pourrissant, l'Etat français failli a aussi, bien évidemment, arraisonné la science de la vie pour l'instituer en théologie nouvelle; l'hypothèse de la vie éternelle étant morte avec l'Eglise, le salut des âmes a été absorbé, s'est pétrifié, dans le
sauvetage des corps, mais la trace de cette absorption de la science et de la spiritualité dans le trou noir de ce totalitarisme reste néanmoins perceptible et tangible dans cette nouvelle liturgie vaccinale. Un clergé nouveau a été ordonné (du reste, il se nomme "ORDRE des médecins"), qui revêt la blouse blanche des docteurs en médecine jadis politiquement indépendants du gouvernement, mais cela pour mieux tromper les populations: la médecine a été remplacée par la théologie, comme aux temps antérieurs à Rabelais, et l'on ne soigne plus, l'on pique, comme jadis l'on pratiquait des saignées valables pour tous les maux. Et le serment d'Hippocrate a été dépassé par le serment à l'Ordre et à l'Etat inquisiteur. Les médecins restés fidèles à Hippocrate sont désormais pourchassés et inquiétés par la puissance publique comme du temps de Robespierre les prêtres restés fidèles à l'Eglise et indépendants de l'Etat nouveau.
La mort programmée, progressive, artistiquement décrétée par petits bouts, de toutes nos libertés fondamentales à laquelle nous assistons, n'est que la traine de comète de ce corps jadis triangulaire, aujourd'hui en fusion-liquéfaction totalitaire, et qui arraisonne dans son agonie toutes les fonctions vitales de l'ordre civilisationnel.