Ma paranoia critique et technophobe est loin d'être guérie. Dans cet article (au style relaché, vous me pardonnerez) de
Télérama, ce n'est pas l'exposé des nuisances de l'Ecran global sur les familles et les individus qui m'accable le plus, mais la tentative désespérée qui suit pour sauver les meubles dans cette catastrophe : tout n'est pas noir, bien au contraire, puisque demain, grâce aux nanotechnologies, on pourra choisir de "déjeûner dans la Chapelle Sixitine", et dès aujourd'hui, "des parents transfèrent des blagues du Net et des horoscopes à leurs enfants" ! Tout ça en valait vraiment la peine ! Quant aux usages soi-disant "conviviaux" des moyens de communication hyper-modernes, il me semble évident qu'ils ne font que colmater les brèches que la technique avait préalablement creusées dans le corps social. La technique répare ses propres dégâts grâce à des innovations qui détruisent à leur tour un pan de l'édifice civilisationnel, qu'elle répare ensuite avec d'autres innovations, etc.
"[...] Pauline Decreton, 13 ans, s'est créee un blog sans même prévenir ses parents et "reste en lien avec ses copines via MSN, même quand elle invite en chair et en os à la maison", témoigne sa mère. Thiago, 16 ans, gère, lui, une centaine de joueurs d'un jeu en réseau,
World of Warcraft, en plein milieu du salon familial. "Je ne sais jamais à qui il parle ! sourit sa mère. J'entends : "Qu'est-ce que tu fous ?" Je réponds : "Je prépare le dîner. - C'est pas à toi que je parle", me répond-il alors... Et moi, je n'ai aucune idée de qui sont tous ces gens dans mon salon !" Dans cette auberge espagnole virtuelle, difficile de savoir qui entre et qui sort : "Avant, on connaissait les fréquentations de nos enfants, on pouvait déterminer des heures de sorties ; aujourd'hui, c'est une bataille de tous les instants !" constate Patricia Camprasse, maman de deux préados.
La maison ouverte à tous les vents, c'est déjà compliqué, mais se coltiner, jour après jour, des zombies mutiques, shootés aux cristaux liquides, c'est encore plus désespérant. Les écrans ont de la conversation, des couleurs, de l'imagination. Plus sexy pour un ado qu'un dîner en famille, une partie de Monopoly, une balade en forêt, ou pire, une séance de lecture. Résultat : "Ma fille ne décolle plus de MSN", "On n'arrive plus à se préserver des moments sans être sans cesse coupés", "Mon fils laisse sa fenêtre de conversation ouverte pendant qu'on mange, et y retourne dès qu'on a fini de dîner"...Chez Flematou Konte, veilleuse de nuit à Vernon, les enfants ne prennent plus leur repas ensemble : "Ma fille de 18 ans ne veut pas bouger d'Internet, mon fils de 10 ans de ses jeux, et moi, je me retrouve toute seule devant ma télé." L'intimité physique laisse place à l'intimité virtuelle. Au détriment du contact direct ? Très optimiste, Walter Detomasi prédit que "chacun d'entre nous possédera un environnement artificiel qui dépassera l'environnement naturel".
En attendant, les écrans créent surtout des engueulades tout sauf virtuelles. A la maison, c'est souvent la guerre : on s'écharpe, on fait une trêve, on signe des Yalta numériques, sporadiquement renégociés, inévitablement transgressés. Côté enfants, on planque, on biaise, on tente... le portable sous l'oreiller, la DS dans les toilettes. Côté parents, on élabore des stratégies graduées :
Suspendre. Chez les Quidet, "les téléphones portables sont éteints pendant les repas. Sinon, on était foutus."
Limiter. Chez les Decreton, "on a droit à une heure et demi de MSN certains soirs". Ailleurs, on bénéficie d'un "forfait écrans" hebdomadaire.
Surveiller. Chez les la Fouchardière, "la vieille télé est sur le palier, les ordis ne sont pas dans les chambres, les téléphones sont éteints et sortis des chambres le soir, et on n'a pas de DS, trop discrète pour être contrôlée."
Occuper le terrain numérique. Chez les Camprasse, Patricia s'est carrément inscrite sur Facebook. "Quand je vois un nom nouveau dans le cercle d'amis de Dylan, je vérifie son profil."
Faire diversion. Chez les Zéraoui, "on a organisé une alternative à la DS, en formant des gamins du quartier au tarot."
Confisquer. Chez les la Morandière, "on a planqué une console PSP pendant trois semaines".
Capituler. Chez les la Morandière, toujours : "Quand j'ai voulu rendre sa PSP à Paul, il n'y avait plus que l'étui. Ca faisait belle lurette qu'il l'avait récupérée en cachette !"
Pas facile de gagner contre des enfants, encore moins contre des adultes. "Tu veux que je te raconte comment les écrans ont tué mon couple ?", nous balance une amie. "D'abord, il y a eu l'ordi portable. Le sien, puis le mien... Mais ce qui a fait tout basculer, c'est l'iPhone ! Un cauchemar ! C'est son doudou ! Un vrai vampire qu'il faut nourrir ! Mon mari l'utilise tout le temps, partout. Il a voulu m'en offrir un, mais j'ai refusé." Il arrive qu'on dépose les armes avant d'avoir guerroyé : "Le nombre de soirs où on se retrouve chacun devant son ordi, en silence, c'est terrible !" avouent nombre de duos bobos interrogés.
Alors les écrans, bouffeurs de temps partagé ? Fossoyeurs impitoyables du foyer ? Ce serait trop simple. Grâce à eux, les membres de la famille restent en connexion toute la journée : Capucine envoie des "je t'aime" à sa maman de son ordi portable, les fils de Patricia l'appellent de leur téléphone pour dire que tout va bien sur la route des vacances, Elisabeth se réconcilie par mail avec son mari après la dispute du matin... On surfe en famille sur Internet, on dispute un match de tennis sur la Wii. Bref, on pratique une multitude d'activités tout aussi fédératrices qu'un bon vieux Trivial Pursuit. Sauf que là, piment supplémentaire, les parents se retrouvent un rien largués : "Le rapport de force au sein de la famille s'est renversé", constate un père, mi-rigolard, mi-dépité. "On n'a plus besoin de laisser les enfants gagner !" Le pouvoir a changé de camp. Pour Médiamétrie, les jeunes forment désormais "une communauté d'experts" à l'origine d'un phénomène de "socialisation inverse".
Le foyer numérique est un laboratoire dans lequel les cobayes tentent des expériences : un père et son fils jouent ensemble au billard, sur deux écrans et dans deux pièces différentes. Un couple de retraités high-tech joue dans la même pièce, mais chacun de son côté, avec des joueurs du bout du monde. Des parents transfèrent des blagues du Net et des horoscopes à leurs enfants... qui habitent le même immeuble. Grâce à Skype, qui permet de communiquer via une webcam, des grands-parents voient grandir leurs petits-enfants à Tahiti...
Il faut s'y faire : les écrans vont continuer à proliférer, la maison à s'ouvrir. Quand il sera plus grand, Tom Nonat pourra visionner ses cours depuis sa couette, ce que font déjà les étudiants de l'université de Lyon. Quand ils seront plus vieux, ses parents pourront comme cela se fait déjà à Osaka, se faire soigner à distance par des médecins grâce à des web caméras reliées à des terminaux de soins. Et d'ici dix ans, "ils achèteront chez Casto des rouleaux de plastique remplis de nano-technologies, qu'ils colleront aux murs comme une tapisserie. Et choisiront de déjeûner dans la chapelle Sixtine ou de se réveiller à New-York", explique Jean-Michel Billaut, directeur de The Networking Company, agence de consulting en nouvelles technologies. Les murs seront d'immenses fenêtres visuelles. Et la famille Nonat ne se demandera plus combien elle a d'écrans."
Emmanuelle Anizon : "La vie numérique",
Télérama n° 3074