UN POÈTE INCONNU
Le Père Cyprien
Je propose aux amateurs des beautés de notre langage de considérer désormais l'un des plus parfaits poètes de France dans le R. P. Cyprien de la Nativité de la Vierge, Carme déchaussé, jusqu'ici à peu près inconnu.
J'en ai fait, il y a bien trente ans, la découverte : petite découverte sans doute, mais semblable à plus d'une grande, pour avoir été, comme l'on dit, due au hasard. Un assez gros livre s'est trouvé sous ma main, qui n'était point de ceux que j'aie coutume de lire ou besoin de consulter. C'était un vieil in-quarto, à la tranche d'un rouge fort pâle, vêtu de parchemin grisâtre, un de ces livres massifs dont on présume trop aisément qu'ils ne contiennent que le vide des phrases mortes, de ceux qui font pitié dans les bibliothèques dont ils composent les murs de leurs dos tournés à la vie. Il m'arrive cependant, de loin en loin, d'entr'ouvrir, dans une pieuse intention, quelqu'une de ces tombes littéraires. En vérité, le cœur de l'esprit se serre à la pensée que personne, jamais plus, ne lira dans ces milliers de tomes que l'on garde soigneusement pour le ver et le feu.
Mais à peine vu le titre de celui-ci, ce titre excita mon regard. Il annonçait : Les Œuvres Spirituelle du B. Père Jean de la Croix, premier carme déchaussé de la Réforme de Notre-Dame du mont Carmel, et coadjuteur de la Saincte Mère Thérèse de Jésus, etc. etc. Le tout traduit en français par le R. P. Cyprien de la Nativité de la Vierge, carme déchaussé, 16&1.
Je ne suis pas grand lecteur d'ouvrages mystiques. Il me semble qu'il faut être soi-même dans la voie qu'ils tracent et jalonnent, et même assez avancé sur elle, pour donner tout son sens à une lecture qui ne souffre pas d'être « courante » et qui ne peut valoir que par la pénétration profonde, et comme illimitée, de ses effets. Elle exige une participation vitale qui est tout autre chose qu'une simple compréhension de texte. La compréhension y est, sans doute, nécessaire : elle est fort loin d'être suffisante.
C'est pourquoi je n'aurais fait qu'ouvrir et refermer le vieux livre, si le nom illustre de l'auteur ne m'eût séduit à m'y attarder. J'y trouvai d'heureuses surprises.
Le thème favori de Saint Jeun de la Croix est un état qu'il nomme la nuit obscure. La foi exige ou se crée cette nuit, qui doit être l'absence de toute lumière naturelle et le règne de ces ténèbres que peuvent seules dissiper des lumières toutes surnaturelles. Il lui importe donc, sur toute chose, de s'appliquer à conserver cette précieuse obscurité, à la préserver de toute clarté figurée ou intellectuelle. L'âme doit « s'absenter de tout ce qui convient à son naturel, qui est le sensible et le raisonnable ». Ce n'est qu'à cette condition qu'elle pourra être conduite à « très haute contemplation ». Demeurer dans la nuit obscure et l'entretenir en soi doit donc consister à ne rien céder à la connaissance ordinaire, — car « tout ce que l'entendement peut comprendre, l'imagination forger, la volonté goûter, tout cela est fort dissemblable et disproportionné à Dieu ».
Vient ensuite une analyse des plus déliées, que j'ai été bien étonné de trouver parfaitement claire ou de croire comprendre. Elle expose et définit les difficultés, les chances d'erreur, les confusions, les dangers, les « appréhensions naturelles ou imaginaires » qui peuvent altérer la ténébreuse pureté de cette phase et dégrader la perfection de ce vide mystique où rien ne doit se produire ou se propager qui provienne du monde sensible ou des facultés abstraites qui s'y appliquent.
Enfin sont inscrits les signes qui feront connaître que l'on passe sans illusion ni équivoque de l'état de méditation, que l'on doit quitter, et qui est pénétré de lumières inférieures, dans l'état de contemplation.
Il ne m'appartient pas de connaître de ces matières si relevées. C'est là une doctrine essentiellement différente de toute « philosophie », puisqu'elle doit se vérifier par une expérience, et cette expérience aussi éloignée que possible de toutes les expériences exprimables et comparables ; cependant qu'une philosophie ne peut viser qu'à représenter celles-ci à l'intelligence par un système aussi compréhensif et expressif que possible, et se restreint à se mouvoir entre le langage, — le monde et la pensée réfléchie, dont elle organise l'ensemble des échanges, selon quelqu'un — le philosophe.
Toutefois, ie lecteur très imparfait que j'étais de ces pages d'ordre sublime put s'émerveiller des observations sur les paroles intérieures et sur la mémoire qu'il lut dans les Traités de la Montée du Mont Carmel et de la Nuit obscure de l'Ame. Là se trouvent les témoignages d'une conscience de soi et d'une puissance de description des choses non sensibles dont la littérature, même la plus spécialement vouée à la « psychologie " offre peu d'exemples. Il est vrai, je l'ai dit, que ma connaissance des ouvrages mystiques et de la mystique elle-même est des plus réduites ; je ne puis comparer ces analyses de Saint Jean de la Croix à d'autres du même genre, et je puis parier que je me trompe.
J'en viens maintenant à ce qui m'apparut la singularité de tes Traités. Ces poèmes sont trois cantiques spirituels : l'un chante l'heureuse aventure de l'âme de « passer par l'obscure Nuit de la Foy, en nudité et purgation, à l'union de son Bien-Aimé » ; l'autre est celui de l'âme de son cher époux Jésus-Christ ; vient enfin celui qui célèbre l'âme en intime union avec "Dieu". Cela fait en tout deux cent soixante-quatre vers, si j'ai bien compté, et ces vers de sept ou dix syllables, distribués en strophes de cinq. En revanche, le commentaire qui les entoure est largement développé, et les gloses qui le constituent nourrissent ce gros volume dont j'ai parlé. L'expression poétique sert donc ici de texte à interpréter, de programme à développer, aussi bien que d'illustration symbolique autant que musicale à l'exposé de théologie mystique que j'ai effleuré plus haut. La mélodie sacrée s'accompagne d'un savant contrepoint qui lisse autour du chant tout un système de discipline intérieure.
Ce parti pris, très neuf pour moi, m'a donné à penser. Je me suis demandé quels effets produirait, en poésie profane, ce mode remarquable qui joint au poème son explication par l'aufeur, — en admettant que l'auteur ait quelque chose à dire de son œuvre, ce qui manquerait bien rarement d'être interprété contre lui. Il y aurait cependant des avantages, et peut-être tels qu'il en résultât des développements jusqu'ici impossibles ou très aventureux de l'art littéraire. La substance ou l'efficace poétique de certains sujets, ou de certaines manières de sentir ou de concevoir, ne se manifestent pas immédiatement à des esprits insuffisamment préparés ou informés, et la plupart des lecteurs, même lettrés, ne consentent pas qu'une œuvre poétique exige pour être goûtée un vrai travail de l'esprit ou des connaissances non superficielles. Le poète qui suppose ces conditions remplies, et le poète qui tente de les inscrire dans son poème s'exposent aux redoutables jugements qui frappent, d'une part, l'obscurité, d'autre part le didactisme.
Platon, sans doute, mêle une poésie très délicate à ses argumentations socratiques ; mais Platon n'écrit pas en vers et joue de la plus souple des formes d'expression qui est le dialogue. Le vers ne souffre guère ce qui se borne à signifier quelque chose, et qui ne tente pas plutôt d'en créer la valeur de sentiment. Un objet n'est qu'un objet, et son nom n'est qu'un mot entre les mots. Mais qu'il s'y attache une vertu de souvenir ou de présage, c'est là une résonance qui engage l'âme dans l'univers poétique, comme un son pur au milieu des bruits lui fait pressentir tout un univers musical.
C'est pourquoi cet homme, qui prétendait que « son vers, bien ou mal, dit toujours quelque chose » n'a dit qu'une sottise, aggravée de cet abominable « bien ou mal ». Quand on songe que cette sentence a été, plus d'un siècle durant, inculquée à la jeunesse française pendant que les puissances de charme du langage étaient rigoureusement méconnues, la diction des vers ignorée ou proscrite, ou confondue avec la déclamation, on ne s'étonne plus que la poésie authentique n'ait pu se manifester, au cours de cette période vouée à l'absurde, que par des rébellions successives qui s'élevèrent non seulement contre les arbitres du goût public, mais contre la majorité de ce public, devenu d'autant plus insensible aux grâces essentielles de la poésie qu'il avait été plus instruit aux lettres, pompeusement et ridiculeusement qualifiées d' « humanités ».
Il n'est pas interdit, en somme, de penser que le mode idoplé par Saint Jean de la Croix pour communiquer ce qu'on peut nommer les harmoniques de sa pensée mystique, tandis que cette pensée elle-même s'exprime à découvert dans le voisinage immédiat, pourrait être employé au service de toute pensée abstraite ou approfondie qui peut cependant exciter une émotion. Il est de telles pensées, et il existe une sensibilité des choses intellectuelles : la pensée pure a sa poésie.
On peut même se demander si la spéculation se passe jamais de quelque lyrisme qui lui donne ce qu'il lui faut de charme et d'énergie pour séduire l'esprit à s'y engager.
A l'entour des Cantiques spirituels, le commentaire s'imposait, car ces pièces sont assez claires par elles-mêmes à la première lecture, mais ne révèlent pas immédiatement leur signification seconde, qui est mystique. L'apparence de ces poèmes est d'un chant très tendre, qui suggère d'abord quelque ordinaire amour et je ne sais quelle douce aventure pastorale, légèrement dessinée par le poète en termes comme furtifs et parfois mystérieux. Mais il ne faut pas se prendre à cette première clarté : il faut, grâce à la glose, revenir vers le texte et prêter à son charme une profondeur de passion surnaturelle et un mystère infiniment plus précieux que tout secret d'amour vivant au cœur humain.
Le modèle du genre est, sans doute, le Cantique des Cantiques, qui ne se passe point, non plus que ceux de Saint Jean de la Croix, d'une explication. Oserai-je avouer ici que toutes les naïvetés de ce richissime poème me laissent un peu trop repu de métaphores et que tant de joyaux qui le chargent indisposent finalement une âme occidentale et quelque tendance abstraite de mon esprit ? Je préfère le style pur de l'œuvre dont je parle.
Laissons mon goût. Il importe fort peu. Je retiens seulement que le Cantique attribué à Salomon a créé un genre allégorique, particulièrement approprié à l'expression de l'amour mystique, qui se range parmi les autres genres littéraires Créés ou répandus par l'Ancien Testament. Les Psaumes, par exemple, participent de l'hymne et de l'élégie, combinaison qui accomplit une alliance remarquable des sentiments collectifs lyriquement exprimés avec ceux qui procèdent du plus intime de la personne et de sa foi.
C'est à présent que je puis introduire le Père Cyprien de la Nativité de la Vierge, traducteur admirable des ouvrages de Saint Jean de la Croix duquel il a bien fallu que je dise d'abord quelques mots. Je n'aurais, sans doute, jamais lu bien avant dans ce vieux volume que je feuilletais, si mes yeux ne fussent distraitement tombés sur des vers qu'ils y aperçurent, en regard d'un texte espagnol. Je vis, je lus. je me murmurai aussitôt :
A l'ombre d'une obscure Nuit
D'angoisseux amour embrasée,
O l'heureux sort qui me conduit !
Je sortis sans être avisée,
Le calme tenant à propos
Ma maison en un doux repos...
Oh ! me dis-je, mais ceci chante tout seul !
Il n'y a point d'autre certitude de poésie. Il faut et il suffit pour qu'il y ait poésie certaine (ou du moins pour que nous nous sentions en péril prochain de poésie) que le simple ajustement des mots, que nous allions lisant comme l'on paris. oblige notre voix, même intérieure, à se dégager du ton et de l'allure du discours ordinaire, et la place dans un tout autre mode et comme dans un tout autre temps. Cette contrainte si remarquable à l'impulsion et à l'action rythmée transforme profondément toutes les valeurs du texte qui nous l'impose. Ce texte, sur-le-champ, n'est plus de ceux qui sont offerts pouv nous apprendre quelque chose, et pour s'évanouir devant cette chose comprise ; mais il s'agit, pour nous faire vivre quelque différente vie, respirer selon cette vie seconde, et suppose un rlat ou un monde dans lequel les objets et les êtres qui s'y trouvent, ou plutôt leurs images, ont d'autres libertés et d'autres liaisons que celles du monde pratique. Les noms de ces images jouent un rôle désormais dans leur destin et les pensées suivent souvent le sort que leur assigne la sonorité ou le nombre des syllabes de ces noms ; elles s'enrichissent des similitudes et des contrastes qu'elles éveillent : tout ceci donne enfin l'idée d'une nature enchantée, asservie, comme par un charme, aux caprices, aux prestiges, aux puissances du langage.
Ces vers lus et relus, j'eus la curiosité de regarder à l'espagnol, que j'entends quelque peu quand il est excessivement faciltv La strophe charmante que j'ai citée transpose celle que voici :
En una aoche escura
Con ansias en aniores inflamadas,
O dichosa ventura !
Sali sin ser notada
fis tan-do min casa sosegarln.
Il n'est pas possible d'être plus fidèle. Le Poëte traducteur a modifié le type de la strophe, sans doute. Il a adopté notre octosyllabe au lieu de suivre les variations du mètre proposé. Il a compris que la prosodie doit suivre la langue, et il n'a pas tenté, comme d'autres l'ont fait (en particulier au xvf et au xix" siècles), d'imposer au français ce que le français n'impose ou ne propose pas de soi-même à l'oreille française. C'est là véritablement traduire, qui est de reconstituer au plus près l'effet d'une certaine cause, — ici, un texte de langue espagnole, — au moyen d'une autre cause, — un texte de langue française.
Ce faisant, le Père Cyprien a enrichi notre poésie, quoique de la manière la plus discrète (jusqu'ici presque imperceptible) d'un très mince recueil, mais de la plus certaine et de la plus pure qualité.
La suite me combla. Je lus avec délice :
A l'obscur, mais hors de danger, Par une échelle fort secrette Couverte d'un voile estranger Je me dérobay en cachette, (Heureux sort, quand tout à propos Ma maison esloit en repos),
Eu secret sous le manteau noir De la Nuict, sans estre apperceuc Ou que je peusse apercevoir Aucun des objects de la veue...
Ceci ne ressemblait à rien, était fait de fort peu de chose, et me ravissait essentiellement, sans que je pusse démêler la composition de ce charme dans lequel la plus grande simplicité et la plus exquise « distinstion » s'unissait en proportion admirable.
Je pensai : Comment se peut-il que ce moine ait acquis une telle légèreté du tracé, du phrasé de la forme, et saisi à tout coup le fil de la mélodie de ses mots ? Il n'y a rien de plus sûr, de plus libre, de plus naturel, et donc de plus savant, en poésie française. Est-il, dans La Fontaine même, ou dans Verlaine. Chant plus fluide, fluide mais non lâche, évadé plus heureusement du silence ?
Dans mon sein parsemé de fleurs Qu'entier soigneuse je lui garde il dort.
Et encore :
Morte bise, arrête ton cours :
Lève-toi, ô Sud qui resveilles
Par tes souffles les saincts.
Ou bien, ce fond de paysage doucement peint par le son :
Allons
Au mont d'où l'eau plus pure sourd,
Au bois plus épais et plus sourd.
En matière de poésie, mon vice est de n'aimer (si ce n'est point de ne souffrir) que ce qui me donne le sentiment de la perfection. Comme tant d'autre vices, celui-ci s'aggrave avec l'âge. Ce qu'il me semble que je puisse changer à peu de frais dans un ouvrage est l'ennemi de mon plaisir, c'est-à-dire ennemi de l'ouvrage. On a beau m'éblouir ou me surprendre en quelques points, si le reste ne les enchaîne et me laisse libre de l'abolir, je suis fâché, et d'autant plus fâché que ces bonheurs épars étaient d'un plus grand prix. Il m'irrite que des beautés soient des accidents, et que je trouve devant moi le Contraire d'une œuvre.
Même de grands effets accumulés, des images et des épi-Ihètes toujours étonnantes et tirées merveilleusement du phis loin, faisant que l'on admire, avant l'ouvrage même, l'auteur et ses ressources, offusquent le tout du poème, et le génie du père est funeste à l'enfant. Trop de valeurs diverses, des apports trop nombreux de connaissances trop rares, des écarts et des surprises trop fréquents et systématiques nous donnent l'idée d'un homme enivré de ses avantages et les développant par tous moyens, non dans le style et l'ordre d'un seul dessein, mais dans l'espace libre de l'incohérence inépuisable de tout l'esprit. Cette idée excitante s'oppose à l'impression que produirait une composition unie avec elle-même, créant un charme inconcevable. Du reste, une œuvre doit inspirer le désir de la reprendre, de s'en redire les vers, de les porter en soi pour un usage intérieur indéfini ; mais, dans cette persistance et par ces reprises, ses attraits de contraste et d'intensité s'évanouissent : la nouveauté, l'étrangeté, la puissance de choc épuisent leur efficace toute relative ; et il ne demeure, s'il demeure quelque chose, que ce qui résiste à la redite comme y résiste notre propre expression intérieure, ce avec quoi nous pouvons vivre, nos idéaux, nos vérités et nos expériences choisies, enfin tout ce que nous aimons de trouver en nous-mêmes, à l'étal le plus intime, c'està-dire le plus durable. Il me semble que l'âme bien seule avec elle-même, et qui se parle, de temps à autre, entre deux silences absolus, n'emploie jamais qu'un petit nombre de mots, et aucun (lextraordinaire. C'est à quoi l'on connaît qu'il y a âme en ce moment-là, si l'on éprouve aussi la sensation que tout le reste (tout ce qui exigerait un plus vaste vocabulaire) n'est que purement. possible...
Je prétère donc les poèmes qui produisent, ou paraissent produire, leurs beautés comme les fruits délicieux de leur cours d'apparence naturelle, production quasi nécessaire de leur unité ou de l'idée d'accomplissement qui est leur sève et leur substance. Mais cette apparence de prodige ne peut jamais s'obtenir qu'elle n'absorbe un travail des plus sévères et d'autant plus soutenu qu'il doit, pour s'achever, s'appliquer à l'effacement de ses traces. Le génie le plus pur ne se révèle jamais qu'à la réflexion: il ne projette point sur son ouvrage l'ombre laborieuse et excessive de quelqu'un. Ce que je nomme perfection élimine la personne de l'auteur ; et par là, n'est pas sans éveiller quelque résonance mystique, — Comme le fait toute recherche dont on place délibérément le terme « à l'infini ».
Rien de moins moderne, car il ne s'agit guère plus aujourd'hui que de se faire connaître : ce but fini s'atteint par tous moyens, et les imperfections de l'homme et de son œuvre, convenablement traitées et exploitées, n'y nuisent pas le moins du monde.
La personne du Père Cyprien est singulièrement imperceptible et cette œuvre de lui dont je tente d'établir les mérites, encore moins soupçonnée que lui-même. Elle est demeurée si voilco jusqu'à nos jours que même mon ami très regretté, Henri Brémond, semble l'avoir absolument ignorée, et ne parle de notre ('-arme qu'incidemment à propos d'autres ouvrages, traductions et biographies, auxquels il donne quelques lignes dans sa vaste Histoire du sentiment religieux en France, Brémond, qui ressentait et manifestait si vivement une profonde dilection pour la poésie, n'eût pas manqué de distinguer et d'aimer celle dont je m'occupe, si elle n'eût inexplicablement échappé à son regard d'amateur passionné de belles-lettres. II eût dû appartenir au créateur de valeurs littéraires qu'il était de mettre en lumière les Cantiques du Père Cyprien : son ouvrage capital constitue, en effet, une véritable et très précieuse anthologie, un choix d'admirables fragments dus à des écrivains que personne ne lit, mais qui n'en sont pas moins des maîtres comme il ne s'en voit plus (et comme il n'est plus possible qu'il s'en voie aujourd'hui! dans l'art supérieur de construire en termes simples et comme organique les formes et les membres de la pensée abstraite, en mat'.ère de religion.
Quelques vers des Cantiques n'eussent pas déparé cette exposition de nobles morceaux de prose.
Mais voici ce que l'on peut savoir du Père Cyprien et que m'apprend une notice qu'a bien voulu rédiger pour moi M. Pierre Leguay, de la Bibliothèque nationale, dont j'ai invoqué l'obligeance et l'érudition. Notre auteur, né à Paris le 26 novembre 1605, s'appelait dans le siècle André de Compans. Il eut d'abord une charge de finances inregio xraiio prsefectus. Il apprit plusieurs langues et voyagea en Orient. C'est en 1632, à l'âge de vingt-sept ans, et alors qu'il paraissait avoir bien établi sa carrière, in sseculo fortunam constituisse videbadur qu'il entra chez les Carmes déchaussés. Il fit profession à Paris, le 18 septembre de l'année suivante. Il s'adonna à la prédication, et composa quantité d'ouvrages. Il mourut à Paris le 16 septembre 1680.
Il se trouve, à présent, — ou, du moins, je le trouve, — que ce contemporain de Richelieu et de Descartes, cet ancien inspecteur des Finances ou haut fonctionnaire du Trésor, devenu Carme, ait été un artiste consommé dans le bel art de faire des vers à l'état pur. Je dis : faire des vers à l'état pur, et j'entends par là qu'il n'y a de lui, dans l'œuvre dont je parle, exactement que la façon de la forme. Tout le reste, idées, images, choix des termes, appartient à Saint Jean de la Croix. La traduction étant d'une extrême fidélité, il ne restait donc au versificateur que la liberté des plus étroites que lui concédaient jalousement notre sévère langue et la rigueur de notre prosodie. C'est là devoir danser étant chargé de chaînes/Plus ce problème se précise devant l'esprit, plus on admire la grâce et l'élégance avec lesquelles il a été résolu : il y fallait les dons poétiques les plus exquis s'exerçant dans les conditions les plus adverses. Je dois expliquer un peu ceci, qui expliquera mon admiration pour autant qu'une admiration s'explique.
Un poète, en général, ne peut accomplir son œuvre que s'il peut disposer de sa pensée première ou directrice, lui imposer toutes les modifications (parfois très grandes) que le souci de satisfaire aux exigences de l'exécution lui suggère, La pensée est une activité immédiate, provisoire, toute mêlée de parole intérieure très diverse, de lueurs précaires, de commencements sans avenir ; mais aussi, riche de possibilités, souvent si abondantes et séduisantes qu'elles embarrassent leur homme plus qu'elles ne le rapprochent du terme. S'il est un vrai poète, il sacrifiera presque toujours à la forme, qui, après tout, est la fin et l'acte même, avec ses nécessités organiques, cette pensée qui ne peut se fondre en poème si elle exige pour s'exprimer qu'on use de mots ou de tours étrangers au ton poétique. Une alliance intime du son et du sens, qui est la caractéristique essentielle de l'expression en poésie ne peut s'obtenir qu'aux dépens de quelque chose, — qui n'est autre que la pensée. Inversement, toute pensée qui doit se préciser et se justifier à l'extrême se désintéresse et se délivre du rythme, du nombre, des timbres, — en un mot, de toute recherche des qualités sensibles de la parole. Une démonstration ne chante pas.
Notre Père Cyprien nous offre donc un cas vraiment singulier. Il ne disposait pas le moins du monde des facilités que donnent les variations possibles de la pensée, et qui permettent de dire un peu autrement ce qu'on voulait dire, de le différer ou de l'abolir. Il ne s'accordait pas la joie de trouver en lui-même les beautés inattendues que fait surgir le débat de l'idée et l'esprit. Au contraire. Son originalité est de n'en admettre aucune. Et toutefois, il fait une manière de chef-d'œuvre en produisant des poèmes dont la substance n'est pas de lui et dont chaque mot est prescrit par un texte donné. Je me retiens à peine" de prétendre que le mérite de venir si heureusement à bout d'une telle tâche est plus grand (et il est plus rare) que celui d'un auteur complètement libre de tous ses moyens. Ce dernier chante ce qu'il veut selon ce qu'il peut, tandis que notre moine est réduit à créer de la grâce au plus près de la gêne.
Que je lise, par exemple, ceci :
Combien suave et plein d'amour Dedans mon sein tu te réveilles Où est en secret ton séjour.
Ou bien :
En solitude elle vivait,
Son nid est dans la solitude,
En solitude la pourvoit
L'auteur seul de sa quiétude.
et je ne puis ne pas percevoir l'extrême sensibilité de l'artiste. Il faut cependant une certaine réflexion pour apprécier tout à fait les valeurs délicates de cette espèce. On trouve que ni le canon de la strophe, dont le quatrain est en rimes croisées, et le distique en rimes plates, ni la rime elle-même, ni l'obligation de traduire de très près ne gênent en rien le mouvement très doux du discours, que le mètre mesure aussi aisément que si ce fut la nature vivante elle-même qui divisât ce chant selon le sens en même lemps que selon la voix, — ce qui est, en vérité, une merveille d'accord, quand un tel accord se prolonge, et il ne cesse point durant ces poèmes. On s'avise ensuite que si rien ne paraît plus facile que cette suite, plus séduisant à entendre, plus désirable à reprendre et à mieux goûter, rien ne dût être plus difficile à obtenir. C'est le comble de l'art qui se révèle quand on y pense un peu, et que ce qui vient d'être si naturel se découvre si savant.
Pour modeste qu'ait été !e Père Cyprien, il n'a pas voulu laisser croire à son lecteur que sa traduction poétique ne lui avait rien coûté. Il dit dans sa préface : Pour les vers des Cantiques, on a beaucoup travaillé pour vous les donner en l'estat qu'ils sont à présent, à cause de la suicction qu'il y a eu à suivre le sens et l'esprit que l'Autyeur y a compris, veu qu'Us contiennent le sujiect et la substance de ses livres ; et partant on ne pouvait guères faire d'obmissions qu'elles ne fussent notables. Quant au travail que j'y ay employé, je vous en diray peu de chose pour ne manquer à la charité, ni contrevenir à l'humilité... néanmoins... je rendrais cet hommage à la vérité, qui est que le travail dont vous jouyssez à présent en l'estat que vous avez la version de ces œuvres, est une chose cachée, et qui ne peut jamais estre cogneuë que de ceux qui prendront la peine de confronter l'original entier avec le Françoys... Et il ajoute que : principalement le. Cantique Spirituel... pourrait bien passer pour une œuvre nouvelle.
Voici exactement trois cents ans que cette « oeuvre nouvelle » est demeurée dans une ombre qui l'a conservée à l'état d'œuvre encore assez nouvelle, car sa première réédition en 1917, par l'Art Catholique, quoique rapidement épuisée, ne pouvait toucher qu'un petit nombre, et il ne semble pas, en dépit de la quantité des anthologies de notre poésie qui ont été publiées depuis, que les Cantiques du Père Cyprien aient obtenu la moindre mention de leur existence. J'ai dit le cas que j'en faisais. Il se peut que je m'abuse et que d'autres yeux ne voient point dans ces quelques petites strophes ce que je crois y voir.
Pour moi, la Poésie devrait être le Paradis du langage, dans lequel les différentes vertus de cette faculté transcendante, jointes par leur emploi, mais aussi étrangères l'une à l'autre que le sensible l'est à l'intelligible, et la puissance sonore immédiate à la pensée qui se développe, peuvent se composer et former pendant quelque temps une alliance aussi intime que celle du corps avec l'âme. Mais cette perfection d'union, dont on ne peut se dissimuler qu'elle a contre elle la convention même du langage, est bien rarement réalisée et assurée pendant plus de quelques vers. Je crains fort que l'on puisse compter sur ses doigts le nombre de poètes chez lesquels le délice de la mélodie continue, commence avec le poème et ne cesse qu'avec lui. C'est pourquoi l'étonnant succès du Père Cyprien dans son entreprise m'a ravi au point que j'ai dit.
PAUL VALÉRY.