Le regretté Stephen Jay Gould s'en était bien aperçu avant de mourir, ses thèses étant en grande partie reprises en France par le grand Jean-Marie Pelt (biologiste, botaniste, écologiste, homme de science né dans les années 30): la nature condamne les forts pour une raison simple: les forts sont dépendants. Etre dominant, être exploiteur, c'est dépendre du dominé, de l'exploité. La relation maître-esclave, rencontreur-rencontré, se résout toujours par les vertus dissolutoires du lien de dépendance et toujours au profit du dominé, du rencontré, du souffre-douleur, ce dernier secrètement fort du temps d'avance qu'il possède sur la douleur qu'il connaît pour se répéter. La dynamique d'évolution/élimination des espèces est immuable: elle remplace les dominants par les dominés lorsque le lien de dépendance entre les deux catégories se dissout, se dénonce, faisant du dominant un handicapé, un être de négation pour n'avoir jamais su nier son désir ni s'en frustrer. Cet être (Tyrannausus Rex, Napoléon, etc.) périt en révélant son incomplétude, tandis que le souffre-douleur, qui toute sa vie a alimenté du don de sa souffrance le dominant, le prédateur, se trouve à cette échéance,
vide de souffrance, vidé de tout mal, survivant.
L'espèce humaine, apprend-on, organise ses sociétés comme le fait le rat. Une expérience de laboratoire tend à l'établir ainsi: six rats sont dans une cage sans nourriture autre que celle disposée à l'autre bout d'une piscine qu'ils doivent traverser à la nage pour se la procurer et la rapporter. Très vite apparaissent trois catégories de rats dans la population de la cage: celle des nageurs qui rapportent la nourriture (2 rats); celle des 2 rats qui ne nagent pas, qui attendent que la nourriture leur soit rapportée par les deux premiers, la leur volant avec violence, en leur empêchant de remonter dans la cage sans l'avoir au préalable lâchée sous peine de noyade; celle d'un rat dit autonome, qui se nourrit seul, ne nourrit personne, ne craint pas la violence des deux rats exploiteurs, et enfin le rat dit souffre-douleur, qui ne nage pas et doit se nourrir en chapardant la nourriture qui tombe dans les combats, rat que tous les autres battent et rudoyent à loisir.
On constitue une cage nouvelle de six rats prélevés dans trois cages telles celle ci-dessus, ces rats étant tous des "exploiteurs-dominants": au terme d'une lutte générale très violente, la même structure se recompose: 2 exploiteurs, 2 exploités, 1 autonome, 1 souffre-douleur.
On recommence l'expérience en randomisant et redistribuant les rats d'autres cages: toujours s'instaure la même structure sociale.
On teste alors les niveaux de stress (par mesures des niveaux d'hormones témoins) des individus, et là surprise: les animaux les plus stressés sont les exploiteurs-dominateurs ! ce sont eux qui mourront les premiers; ces individus sont impuissants
face à l'incertitude vitale inhérente à tout lien de dépendance; ils
savent que leurs liens de dépendance aux exploités les condamnent en cas de perte de ces derniers, or aucun individu, homme, rat, ne possède le pouvoir d'empêcher la perte d'un autre individu, lequel peut toujours, à l'extrême, se supprimer volontairement.
Je laisse à chacun le soin d'en tirer la morale sociale qui s'impose. La mienne serait plutôt optimiste (brisons les liens de dépendance - pétrole, main-d'oeuvre - à l'égard de ceux qui ont pu passer pour nos dominés, et nous serons saufs).
J'engage vivement chacun à lire sans tarder cet ouvrage passionnant de Jean-Marie Pelt:
La Raison du plus faible, paru chez Fayard en début d'année.