"Si les choses de la littérature se décidaient, comme d'autres, à la majorité des voix, nul doute que le texte A ne fût le texte original : sur cinq réponses, quatre se prononcent nettement en ce sens. Et non sans de bonnes raisons, comme on va en juger.
M.A-F Baillot fait valoir par exemple qu' “une bigarrure qui recouvre une question” est une expression assez bizarre, que M. A. Machiels trouve également impropre. “Une unique” n'est pas non plus, au goût de M. Machiels, d'une langue très soignée.
M. C-A Roy remarque que “pourquoi sommes-nous nés sur terre” est moins bon que “pourquoi sommes-nous sur cette terre”, car pourrions-nous vraiment être nés ailleurs ? Tautologie, s'écrie également M. Baillot, ainsi que M. Machiels, qui ajoute que “sur terre” semble s'opposer à “dans les airs” ou “dans l'eau”.
“Se distraire gravement” ne trouve pas grâce non plus devant M. Roy (“un genre d'oxymore qui sent la traduction”, dit-il), et MM. Baillot, Machiels et Prêcheur sont aussi sévères que lui sur ce point.
“S'ils ont de telles paroles” paraît à M. Prêcheur “contraire à l'usage”, et “bien mauvais” à M. Machiels.
Enfin, à peu près tous nos correspondants sont d'accord pour attribuer le “Sinon” de la dernière phrase à une traduction trop littérale de l'anglais “If not”, traduction qui rend le texte B moins clair que celui de A, la distance qui sépare les deux membres de l'atlernative étant trop grande.
Et pourtant..., c'est le texte B qui est l'original, et c'est M. E. Dupont qui a raison contre ses quatre adversaires. Voyons un peu pourquoi.
On observera d'abord que les remarques ci-dessus, et qui sont toutes fort perspicaces, portent en somme sur le style de notre auteur.
M. Dupont s'est attaché, lui, à scruter ces deux textes du point de vue de la technique – technique de la traduction, naturellement – et c'est ce qui explique son succès. Il y a en effet entre deux langues des différences purement formelles, qui n'ont aucune importance pour le sens, et qui en sont d'autant plus révélatrices : tabous grammaticaux, absence de telle ou telle forme verbale, etc. Nos textes contenaient deux de ces indices, que M. Dupont a su repérer : on ne peut s'expliquer le passage de “pourrait” à “serait capable” que par le fait que l'auxiliaire anglais “can” ne possède pas de futur et doit être, à ce temps, remplacé par la périphrase “shall be able” ; un traducteur aurait sans doute pu, à la rigueur, modifier un “serait capable” en un “pourrait”, mais on accordera que cela est bien moins vraisemblable.
De même, un peu plus loin, “les gens viennent” du texte A correspond à “on vient” du texte B ; ici encore le changement s'explique aisément dans un sens (l'anglais, n'ayant pas de pronom “on”, le traduit souvent par “people”, qui se retraduit sans effort par “les gens”) et beaucoup moins aisément dans l'autre sens.
C'est par la coïncidence de plusieurs de ces indices qu'on peut atteindre, sinon à la certitude, du moins à une très grande probabilité. Un seul indice ne saurait suffire, en pareille matière. M. Dupont, par exemple, a cru en relever un dans le “en vérité”, traduction littérale de “in truth”, locution par laquelle on aurait rendu le “vraiment” de l'original : on verra ci-après que cette hypothèse, bien que vraisemblable, n'est guère étayée par les fats : il faut toujours laisser une part à la liberté du traducteur.
M. Dupont renforce d'ailleurs sa démonstration par une remarque d'ordre psychologique, et qui prouve un esprit rompu au travail de la traduction. Un traducteur, s'il est consciencieux, se sent les coudées moins franches, s'accorde moins de droits à la facilité, à l'originalité ou à la rareté stylistique qu'un auteur qui est seul responsable des fantaisies de sa plume. Une traduction, et à plus forte raison une traduction de traduction, a donc des chances d'être écrites dans une langue plus terne que le texte primitif : la figure du texte B, “disciples qui donnent leur sang”, a cédé la place à une expression abstraite, “leur vie” (car il est peu vraisemblable que ce soit le contraire qui ait lieu.) Ici encore, un seul indice est peu significatif : c'est en s'ajoutant aux autres qu'il prend toute sa valeur.
Il était enfin deux autres probabilités, tout extérieures, qui pouvaient renforcer le raisonnement : d'abord qu'une traduction est en général plus longue que l'original ; ensuite, qu'un vieux pédagogue aura tendance à placer en premier lieu la réponse inexacte [c'est bon à savoir...]. Qu'aucun de mes correspondants n'ait soupçonné – ou voulu soupçonner – chez moi une telle noirceur d'âme ne prouve que leur extrême gentillesse.
Voici maintenant la solution du problème. Le texte B est de M. Jacques Maritain et a paru dans un livre intitulé
La philosophie bergsonienne, études critiques. Il fut ensuite traduit en anglais dans un recueil qui parut en 1941 sous le titre
Redeeming the Time, et sous la forme que voici :
Truly, philosophers play a strange game. They know very well that one thing alone counts, and that all their medley of subtile discussions relates to one single question : why are we born on this earth ? And they also know that they will never be able to answer it. Nevertheless, they continue sedately to amuse themselves. Do they not see that people come to them from all points of the compass, not with a desire to partake of their subtlety, but because they hope to receive from them one word of life ? If they have such words, why do they not cry them from the housetops, asking their disciples to give, il necessary, their very blood for them ? If they have no such words, why do they allow people to believe they will receive from them something which they cannot give ?
Quant à la traduction A, elle était inédite... jusqu'à notre numéro d'août 1952."
W.G.