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Petit jeu pour traducteurs et amateurs de langue française

Envoyé par Thomas Rhotomago 
De la revue Vie et langage (février 1953), ce petit problème :

Des deux textes ci-dessous, l'un fut écrit, il y a quelques années, par un philosophe français ; il fut ensuite traduit en anglais pour un recueil d'articles qui parut en Amérique pendant la guerre ; c'est cette traduction qu'un troisième larron, si je puis dire, remit en français, sans savoir naturellement que ce morceau avait été écrit primitivement dans notre langue. Le problème est de décider : 1° quel est le texte original ; 2° quels sont les détails qui le prouvent.

Texte A

En vérité, les philosophes jouent un jeu étrange. Ils savent parfaitement qu'une seule chose compte et que tout leur entortillement de subtiles arguties les ramène à une seule question : pourquoi sommes-nous sur cette terre ? Et ils savent aussi qu'ils ne seront jamais capables d'y répondre. Néanmoins, ils continuent fort posément leur petit jeu. Ne voient-ils pas que les gens viennent à eux de tous côtés non avec le désir de partager leur subtilité, mais parce qu'ils espèrent recevoir d'eux une parole de vie ? S'ils connaissent de telles paroles, pourquoi ne les crient-ils pas sur les toits, en demandant à leurs disciples de donner, s'il le faut, leur vie pour elles ? Et s'ils n'en connaissent pas, pourquoi donc laisser croire au public qu'il recevra d'eux ce qu'ils ne peuvent lui donner ?

Texte B

Vraiment, les philosophes jouent un jeu étrange. Ils savent bien qu'une seule chose importe et que toute la bigarrure des discussions subtiles recouvre une unique question : pourquoi sommes-nous nés sur terre ? Et ils savent aussi qu'ils ne pourront jamais répondre. Cependant, ils continuent à se distraire gravement. Ne voient-ils donc pas qu'on vient vers eux de tous côtés non par désir de partager leur habileté, mais parce qu'on espère recevoir d'eux une parole de vie ? S'ils ont de telles paroles, pourquoi ne les crient-ils pas sur les toits, en demandant à leurs disciples de donner, s'il le fallait, leur sang pour elles ? Sinon, pourquoi souffrent-ils qu'on croie recevoir d'eux ce qu'ils ne peuvent pas donner ?
Utilisateur anonyme
17 mai 2009, 12:16   Re : Petit jeu pour traducteurs et amateurs de langue française
Cher Orimont,
je vote que B est le texte d'origine.
Les passages suspects à mon sens d'être passés par l'anglais sont :
"Vraiment" qui devient "En vérité"
"pourquoi sommes-nous nés sur terre" qui devient "pourquoi sommes-nous sur cette terre" il y a là une petite perte de précision .
"qu'ils ne pourront jamais répondre" qui devient "qu'ils ne seront jamais capables d'y répondre" on sent là un "they will never be able" (l'anglais ne pouvant pas combiner can et will pour former un temps futur) ?
"S'ils ont de telles paroles" devient "s'ils connaissent de telles paroles" il me semble que la traduction dut introduire "know" pour traduire cette nuance de sens de l'avoir français.

D'autre part, "entortillement de subtiles arguties" me semble plus vraissemblablement être un produit de traduction que "la bigarrure des discussions subtiles".

De même que la tournure "Sinon, pourquoi souffrent-ils qu'on croie recevoir d'eux ce qu'ils ne peuvent pas donner ?", plus concise, me semble plus congénialement française que "Et s'ils n'en connaissent pas, pourquoi donc laisser croire au public qu'il recevra d'eux ce qu'ils ne peuvent lui donner ?"
J'avais joué le jeu avant de lire la réponse de maître Guillaume et j'étais arrivé à la même conclusion avec les mêmes arguments. «bigarrure» et «souffrir» devraient suffire. Néanmoins, méfiance... je crois cet Orimont capable de nous jouer un coup à trois bandes
La question est plus difficile à trancher pour une traduction du début des années 50 qu'elle ne le serait aujourd'hui, et l'exercice est passionnant.

"Vraiment" en B, pourrait recouvrir un Indeed du traducteur; mais "une seule chose importe" est plus naturel que "une seule chose compte" en A, qui pourrait être couché sur one thing that matters.

En B, nous avons "discussion", qui pourrait bien être un calque de l'anglais "discussion" là où le philosophe français eût employé "arguties". En outre, la construction de cette phrase en B fait l'économie du pronom que l'on trouve en A (les ramène); or on sait que l'usage de ce pronom indirect s'il est naturel en français l'est beaucoup moins en anglais, ce qui plaiderait pour un calque de l'anglais en B.

Nous avons ensuite en A: capable d'y répondre; et l'on voit ce y omis en B; or l'on sait aussi que l'y pronom est typique du français naturel, et que les traducteurs de l'anglais, langue dans laquelle il est absent, l'omettent quasi automatiquement dans leur français.

Jusque là, tout plaide en faveur de A texte d'origine. Mais la tendance s'inverse ensuite:

En A: les "gens" donne le texte pour une traduction (le people anglais); "avec le désir", calque de with the desire to quand le français naturel et concis "par désir" paraît bien supérieur; Guillaume Audrige relève justement ensuite le "to know" visible en filigrane dans le "s'ils connaissent de telles paroles" en A;

Donner sa vie dit A ; donner son sang aurait dit le philosophe original en B.

Si "vie" avait été l'original, JAMAIS le traducteur anglais, ni après lui le français, n'aurait risqué un "sang" (sur-traduction). En revanche, la sous-traduction de "sang" en "vie" est un glissement classique du traducteur peureux qui sous-traduit pour amollir tout ce qui ressemble de près ou de loin à un choc culturel. Voilà donc notre traducteur talentueux, habile, fin, mais traducteur quand même, qui, dans son souci de complaire, de limer les aspérités et de se garder des effusions de sang, s'est démasqué: je le vois, ou plutôt, je les vois, puisqu'ils sont deux (l'anglophone puis le francophone) se tapir en A, onctueux et chattemites lorsqu'il s'agit de donner son sang mais ne crachant pas, en sous-main, sur le petit jeu de mot "parole de vie/donner sa vie" du lettré inspiré.
Quel fin limier vous faites, cher Francis ! L'affaire se complique et devient passionnante.
J'avais moi aussi ressenti ce contraste entre les deux partie, mais passant d'une certitude à l'autre, je me suis dit que je n'y arriverais pas. L'analyse de Francis renforce cela d'arguments fins et de poids : ce pourrait-il qu'Orimont se soit laissé aller à confectionner un piège monté ?
"S'ils ont de telles paroles" me paraît plutôt une tournure anglaise par rapport à la formulation : "s'ils connaissent de telles paroles".
"Néanmoins, ils continuent fort posément leur petit jeu." me paraît une idée plus conforme à la réalité que "Cependant, ils continuent à se distraire gravement" qui me paraît comporter un faux-sens. Donc je vote pour A comme étant l'original en français..
Utilisateur anonyme
17 mai 2009, 16:43   Re : Petit jeu pour traducteurs et amateurs de langue française
Le texte A étant beaucoup mieux écrit que le B, il devrait être l'original. A moins que le dernier traducteur ne soit meilleur écrivain que le philosophe.
La réponse complète est assez longue mais il me faut être à la hauteur de l'intérêt pris à ce problème linguistique qui ne doit rien à cette malice que me prête Marcel et dont je serais bien incapable.

Patience donc, chers amis, la copie est copieuse...
Le texte B est dans "La philosophie bergsonienne" de Jacques Maritain.
17 mai 2009, 21:18   Dupont vainqueur
"Si les choses de la littérature se décidaient, comme d'autres, à la majorité des voix, nul doute que le texte A ne fût le texte original : sur cinq réponses, quatre se prononcent nettement en ce sens. Et non sans de bonnes raisons, comme on va en juger.

M.A-F Baillot fait valoir par exemple qu' “une bigarrure qui recouvre une question” est une expression assez bizarre, que M. A. Machiels trouve également impropre. “Une unique” n'est pas non plus, au goût de M. Machiels, d'une langue très soignée.

M. C-A Roy remarque que “pourquoi sommes-nous nés sur terre” est moins bon que “pourquoi sommes-nous sur cette terre”, car pourrions-nous vraiment être nés ailleurs ? Tautologie, s'écrie également M. Baillot, ainsi que M. Machiels, qui ajoute que “sur terre” semble s'opposer à “dans les airs” ou “dans l'eau”.

“Se distraire gravement” ne trouve pas grâce non plus devant M. Roy (“un genre d'oxymore qui sent la traduction”, dit-il), et MM. Baillot, Machiels et Prêcheur sont aussi sévères que lui sur ce point.

“S'ils ont de telles paroles” paraît à M. Prêcheur “contraire à l'usage”, et “bien mauvais” à M. Machiels.

Enfin, à peu près tous nos correspondants sont d'accord pour attribuer le “Sinon” de la dernière phrase à une traduction trop littérale de l'anglais “If not”, traduction qui rend le texte B moins clair que celui de A, la distance qui sépare les deux membres de l'atlernative étant trop grande.

Et pourtant..., c'est le texte B qui est l'original, et c'est M. E. Dupont qui a raison contre ses quatre adversaires. Voyons un peu pourquoi.

On observera d'abord que les remarques ci-dessus, et qui sont toutes fort perspicaces, portent en somme sur le style de notre auteur.

M. Dupont s'est attaché, lui, à scruter ces deux textes du point de vue de la technique – technique de la traduction, naturellement – et c'est ce qui explique son succès. Il y a en effet entre deux langues des différences purement formelles, qui n'ont aucune importance pour le sens, et qui en sont d'autant plus révélatrices : tabous grammaticaux, absence de telle ou telle forme verbale, etc. Nos textes contenaient deux de ces indices, que M. Dupont a su repérer : on ne peut s'expliquer le passage de “pourrait” à “serait capable” que par le fait que l'auxiliaire anglais “can” ne possède pas de futur et doit être, à ce temps, remplacé par la périphrase “shall be able” ; un traducteur aurait sans doute pu, à la rigueur, modifier un “serait capable” en un “pourrait”, mais on accordera que cela est bien moins vraisemblable.

De même, un peu plus loin, “les gens viennent” du texte A correspond à “on vient” du texte B ; ici encore le changement s'explique aisément dans un sens (l'anglais, n'ayant pas de pronom “on”, le traduit souvent par “people”, qui se retraduit sans effort par “les gens”) et beaucoup moins aisément dans l'autre sens.

C'est par la coïncidence de plusieurs de ces indices qu'on peut atteindre, sinon à la certitude, du moins à une très grande probabilité. Un seul indice ne saurait suffire, en pareille matière. M. Dupont, par exemple, a cru en relever un dans le “en vérité”, traduction littérale de “in truth”, locution par laquelle on aurait rendu le “vraiment” de l'original : on verra ci-après que cette hypothèse, bien que vraisemblable, n'est guère étayée par les fats : il faut toujours laisser une part à la liberté du traducteur.

M. Dupont renforce d'ailleurs sa démonstration par une remarque d'ordre psychologique, et qui prouve un esprit rompu au travail de la traduction. Un traducteur, s'il est consciencieux, se sent les coudées moins franches, s'accorde moins de droits à la facilité, à l'originalité ou à la rareté stylistique qu'un auteur qui est seul responsable des fantaisies de sa plume. Une traduction, et à plus forte raison une traduction de traduction, a donc des chances d'être écrites dans une langue plus terne que le texte primitif : la figure du texte B, “disciples qui donnent leur sang”, a cédé la place à une expression abstraite, “leur vie” (car il est peu vraisemblable que ce soit le contraire qui ait lieu.) Ici encore, un seul indice est peu significatif : c'est en s'ajoutant aux autres qu'il prend toute sa valeur.

Il était enfin deux autres probabilités, tout extérieures, qui pouvaient renforcer le raisonnement : d'abord qu'une traduction est en général plus longue que l'original ; ensuite, qu'un vieux pédagogue aura tendance à placer en premier lieu la réponse inexacte [c'est bon à savoir...]. Qu'aucun de mes correspondants n'ait soupçonné – ou voulu soupçonner – chez moi une telle noirceur d'âme ne prouve que leur extrême gentillesse.

Voici maintenant la solution du problème. Le texte B est de M. Jacques Maritain et a paru dans un livre intitulé La philosophie bergsonienne, études critiques. Il fut ensuite traduit en anglais dans un recueil qui parut en 1941 sous le titre Redeeming the Time, et sous la forme que voici :

Truly, philosophers play a strange game. They know very well that one thing alone counts, and that all their medley of subtile discussions relates to one single question : why are we born on this earth ? And they also know that they will never be able to answer it. Nevertheless, they continue sedately to amuse themselves. Do they not see that people come to them from all points of the compass, not with a desire to partake of their subtlety, but because they hope to receive from them one word of life ? If they have such words, why do they not cry them from the housetops, asking their disciples to give, il necessary, their very blood for them ? If they have no such words, why do they allow people to believe they will receive from them something which they cannot give ?

Quant à la traduction A, elle était inédite... jusqu'à notre numéro d'août 1952."

W.G.
Il y avait un carambar en jeu, ou je confonds ?
Utilisateur anonyme
17 mai 2009, 22:09   Re : Dupont vainqueur
Cher Orimont, merci pour ce bon moment.

Francis, votre réponse est brillante (mais c'était courru d'avance).

Le texte A étant beaucoup mieux écrit que le B, il devrait être l'original. A moins que le dernier traducteur ne soit meilleur écrivain que le philosophe.
Aggripa vous avez l'art de vous couvrir ! Le philosophe n'est en effet pas ici à son meilleur d'écrivain.
J'avoue que j'aurais, sans trop y réfléchir, réclamé l'originalité pour le texte A, tant il me paraissait plus net ; c'est surtout cette formulation curieuse : "Pourquoi sommes-nous nés sur terre ?", qui força ma conviction : en effet, elle donne à entendre que si nous fussions nés sur Uranus, la question ne se poserait pas...
18 mai 2009, 08:41   Re : Dupont vainqueur
Avant de lire la réponse, j'avais aussi cherché à deviner et, comme Alain Eytan, ce "pourquoi sommes-nous nés sur terre" m'était apparu formulation bien étrange. Par contre, j'entendais une voix originale dans le "Cependant, ils continuent à se distraire gravement." J'avais repéré "people" dans "les gens". De même "pourquoi souffrent-ils qu'on croie recevoir d'eux ce qu'ils ne peuvent pas donner ?" ne me paraissait pas avoir été imaginé par un traducteur. En somme, j'étais presque convaincu par le texte B, mais je n'en aurais pas juré.
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