Publié le 16/07/2009 - N°1922 Le Point
Le Point du 16 juillet 2009
L’été est le temps d’une réflexion apaisée, plus profonde, sur nous-mêmes, notre société et les forces politiques qui l’animent. Comme chaque année « Le Point » vous propose une série d’entretiens avec des intellectuels sur l’état de la France et de la vie politique, deux ans après l’élection de Nicolas Sarkozy. C’est le philosophe Alain Finkielkraut qui entame aujourd’hui cette série.
Finkielkraut : « Il ne reste que le parti du sens du poil »
Le philosophe, auteur d’un livre événement, « Un coeur intelligent »*, revient sur la burqa et le multiculturalisme.
Propos recueillis par Élisabeth Lévy
Le Point : A l’issue des élections européennes, la droite triomphe, mais avec 40 % des voix, tandis que la gauche est explosée façon puzzle. En même temps, on a l’impression que les clivages politiques se brouillent. Votre diagnostic ?
Alain Finkielkraut : Ce que j’observe avec un certain effroi, c’est la disparition progressive des réalités par rapport auxquelles, naguère, on pouvait se dire de droite ou de gauche : la nation, la culture, la langue, la civilisation même. Il y avait sur toutes ces choses un point de vue de droite ou un point de vue de gauche, mais qu’en est-il quand ces choses se dissolvent ? Malheureusement, la gauche actuelle, que ce soit dans sa version purement politique ou dans ses différentes versions intellectuelles, la molle et la radicale, croit bon de légitimer, voire de glorifier cette liquéfaction. Alors, je m’interroge : à quoi servent une action et une pensée politiques qui se contentent d’escorter les processus par lesquels nous sommes emportés ?
Ne seriez-vous pas vous-même emporté par votre caractère mélancolique et une certaine tendance à penser que « tout fout le camp » ?
Il y a quelques semaines, Télérama a publié une enquête très instructive sur la réalité des collèges. L’écrivain Robert Bober, auteur de « Quoi de neuf sur la guerre ? », était invité dans une classe du collège de Wazemmes, près de Lille. Il a montré des témoignages d’enfants juifs sous l’Occupation. L’image d’une femme aux cheveux blancs est apparue. Elle évoquait ses souvenirs de gamine échappant à une rafle et elle concluait : « A cette époque, les enfants n’étaient pas déportables. » Rires dans la classe. « Comment ils faisaient, t’imagines, ils n’avaient pas de portables ! » Et ce rire a duré toute la séance. Des portables au lieu de « déportables » et de toute l’histoire du monde : c’est cela, la disparition de l’essentiel. Et notre plus grande tâche politique est de faire face à cette situation.
Cela signifie-t-il que ce clivage n’a plus de sens et n’en aura plus ? Après tout, il reste deux camps qui se confrontent lors des élections.
Il reste peut-être deux camps, mais pas sur tous les sujets. La gauche et la droite ont rivalisé dans le culte du génie de Michael Jackson, l’artiste hors normes qui a repoussé les frontières du kitsch, et les services culturels des magazines de droite comme de gauche ont exigé toujours plus de place pour commenter hyperboliquement l’émotion planétaire qu’a provoquée sa mort. Pour ce qui est de la déculturation générale, il n’y a plus ni droite ni gauche, il n’y a qu’un seul parti : le Parti du sens du poil.
En somme, c’est la culture qui faisait de vous un homme de gauche et c’est la culture qui vous éloigne de la gauche ?
La grandeur démocratique de la gauche était de ne laisser personne à la porte : à la porte de la Cité, de la culture, de la beauté, à la porte de la langue elle-même. Mais maintenant, la gauche est, au mieux, indifférente au destin de ce qu’il y avait derrière la porte et, au pis, heureuse de voir s’effacer ces reliques du vieux monde.
Même les partisans de Nicolas Sarkozy ne pensent pas que sa première qualité est la distinction culturelle.
Sans doute peut-on dire que Nicolas Sarkozy est le premier président de la société postculturelle. Mais quand je vois des professeurs s’indigner de ses attaques répétées contre « La princesse de Clèves » et, en guise de protestation, lire des extraits de ce livre sur la place publique, je suis partagé. Depuis quelques années, en effet, on nous répète que l’enseignement du français doit d’abord former des citoyens et permettre à chacun d’acquérir l’autonomie dans le débat d’opinion. Or les personnages de « La princesse de Clèves » sont incurablement aristocratiques et leurs vertus citoyennes, nulles. De surcroît, plus on « plaçait l’élève au centre du système éducatif », plus on mettait à l’écart la trop lointaine princesse. Et les mêmes qui appliquaient avec zèle ces nouvelles directives dénoncent aujourd’hui l’inculture du chef de l’Etat. Ce n’est pas très logique. Si, cependant, l’antipathie de Nicolas Sarkozy pour le roman mystérieux du renoncement à l’amour conduit à sa réintroduction dans l’enseignement secondaire, je serai le premier à m’en réjouir.
Peut-être le score des Verts est-il de nature à vous rendre un peu plus optimiste, ou un peu moins pessimiste. Ne témoigne-t-il pas de ce souci du monde qui vous est si cher ?
Le score des écologistes et la prise en compte de la dimension écologique par tous les partis révèlent la nécessité d’un changement de paradigme : non plus changer, transformer, refaire le monde, mais l’épargner ou, comme disait déjà Camus, empêcher qu’il ne se défasse. Voilà qui oblige les libéraux et les progressistes que nous fûmes à une conversion politique et même existentielle. Nous nous pensions voués au dépassement perpétuel des limites. Voici que nous devons mettre des limites à notre avidité et à notre prométhéisme. Au fond, nous nous rendons compte que nous ne devons plus nous considérer seulement comme des titulaires de droits mais comme les obligés et les responsables du monde. C’est cela, le tournant écologique. Mais, d’un autre côté, je vois les écologistes eux-mêmes fustiger la loi dite Hadopi visant à protéger cette grande conquête, française d’ailleurs, qu’est le droit d’auteur et applaudir à une décision du Conseil constitutionnel qui érige l’accès à Internet et, à travers lui, la liberté de consommer en droit de l’homme. Dans le monde réel, nous sommes invités à nous limiter. Dans l’univers virtuel doit régner ce que les libéraux eux-mêmes redoutaient sous le nom de jus in omnia , c’est-à-dire le droit pour chacun de prendre, d’accaparer tout ce qui lui fait envie ou lui paraît utile. Dans un cas, on célèbre le ménagement ; dans l’autre, on acclame la prédation.
Dans les chassés-croisés idéologiques, la « réforme » est devenue l’un des chevaux de bataille de la droite tandis que la gauche la dénonce comme le prête-nom de la régression sociale. Faut-il réformer la France et est-elle « irréformable » ?
On peut porter au crédit de Sarkozy le refus de s’accommoder de cette situation. Il est aussi actif que ses deux prédécesseurs étaient inertes. Ce qui me paraît irréformable, malheureusement, c’est la politique au fil de l’eau de la culture et de l’éducation nationale. Il faudrait redonner forme à la culture en l’arrachant au fatras du culturel. Qui en aura le courage ? Il faudrait réintroduire l’exigence et l’expérience des belles choses dans l’enseignement. Au lieu de cela, un jeune espoir de l’UMP, Benoît Apparu, produit un rapport dans lequel il annonce triomphalement qu’il veut mettre toute l’école au régime des 35 heures, comme l’entreprise et le bureau, et cette idée effrayante fait tellement bonne impression qu’il est récompensé par un poste de secrétaire d’Etat. Alors, oui, hélas, là où plus que la réforme c’est le sursaut qui s’impose, je crois que rien n’est possible.
Les difficultés de l’intégration sont généralement traitées, par la droite et par la gauche, sous l’angle des discriminations contre lesquelles il faut lutter et de la diversité qu’il faut promouvoir. Le débat sur la burqa est-il un tournant ?
L’affaire de la burqa me paraît extrêmement révélatrice. On propose à nos sociétés un avenir multiculturel, et le grand paradoxe du multiculturalisme, c’est que toutes les cultures sont les bienvenues à l’exception d’une seule, la culture du pays hôte. Pour être authentiquement multiculturelle, pour accueillir la diversité comme il se doit, la France est tenue de ne plus être une nation substantielle, mais une nation procédurale simplement vouée à organiser la coexistence des communautés qui la composent. Les députés qui ont dit non à la burqa refusent cet avenir, et à mon avis ils ont raison. La France n’est pas seulement la patrie des droits de l’homme, c’est une terre de vieille civilisation. Au coeur de cette civilisation, il y a la mixité, une visibilité heureuse des femmes qui remonte à l’amour courtois et que nous devons absolument maintenir. Cessons de tout formuler dans l’idiome des droits de l’homme. Plutôt que d’opposer le langage des droits de la femme à celles qui revendiquent fièrement leur droit culturel à vivre dans un linceul, il faut leur opposer nos moeurs.
Seulement, les droits de l’homme nous ont appris que nous ne pouvions pas imposer notre culture aux peuples du monde entier.
Nous avons cru que notre civilisation était universelle. Le XXe siècle nous a contraints à renoncer à cette illusion. Nous savons que nous formons une civilisation particulière. Mais la modestie doit s’arrêter là. Elle ne saurait nous conduire à nous vider de notre être pour nous ouvrir à tous les vents de l’altérité. Cette civilisation particulière ou ce qui en reste et qui n’est pas grand-chose doit pouvoir continuer à régir la vie sur le territoire qu’elle a modelé.
*A paraître le 26 août (éditions Stock).