Permettez-moi, alors, de rapporter cette anecdote, que l'on trouve dans le livre de Taminiaux, et qui, à mon humble avis, illustre bien la question (la propension du philosophe à vouloir régenter la cité, et ce, au moins, depuis Platon). – S'il fut un espoir de Heidegger, recteur d'université démissionnaire sous le régime nazi, et critique vis à vis de cette idéologie, c'est certainement celui-là... Ce n'est pas une raison pour ne pas lire Platon...
« L'événement se produisit au cours d'une séance du dernier séminaire de Heidegger auquel j'avais été invité en 1973. Heidegger traitait du
Gestell et de son contraste avec l'
Ereignis. Sa méditation était d'une grande intensité. Elle évoquait des thèmes tels que la Technique, Habiter, la
Gelassenheit. Les participants - cinq francophones - étaient tous emportés par le « vent de la pensée ». Heidegger était en dialogue avec lui-même, devant nous, son regard était ailleurs. Mais soudain, il sortit de sa retraite et revint parmi nous. Et voici ce qu'il dit d'une voix ferme : « Le tourisme devrait être interdit. » Sur le moment, personne ne sourit. Nous étions tous sous le coup de l'intensité de son monologue. Pour ma part, j'étais tout prêt à admettre que le tourisme est bien en effet une des modalités contemporaines du
Gestell comme arraisonnement généralisé de l'étant et mise en images du monde. Mais de là à conclure qu'il faudrait l'interdire, voilà une inférence qui me semblait trahir un changement de registre et faire basculer la pensée méditante dans un décisionnisme despotique. De retour à mon hôtel en compagnie d'un des participants, je ne pus m'empêcher d'ironiser : « Qui va promulguer cette prohibition du tourisme ? Comment s'accorde-t-elle avec la
Gelassenheit ? N'est-ce point là proclamation d'un nationalisme pur et dur ? Ne se rend-il pas compte que, sans les installations touristiques de la ville de Fribourg, nous n'aurions même pas pu assister à son séminaire ? » Relisant peu après le
Projet de paix perpétuelle - texte « ironique », comme le relève Arendt -, je ne pus m'empêcher d'accorder à Kant, contre Heidegger, que le droit de visiter les pays étrangers et d'y séjourner temporairement appartient à tout citoyen du monde.
Bien plus tard, à la réflexion, l'incident contribua à me convaincre de la justesse de l'ironie de
La Vie de l'esprit à l'égard des penseurs professionnels.
»
Jacques Taminiaux,
La fille de Thrace et le penseur professionnel,
Arendt et Heidegger, Plon, 1992, pp.37-38.
La Vie de l'esprit fait évidemment allusion au livre de Hannah Arendt.