Je crois que nous serons d'accord pour soutenir que le réel ne se résume pas au rationnel, et que celui-ci ne pourra l'épuiser dans la prétention à une totale, ou même relative, intelligibilité. Il sera en effet très difficile d'incorporer le moindre acteur d'un événement historique quelconque dans le déroulement d'un enchaînement parfaitement transparent et signifiant de causes et d'effets, de façon à ce que tous les principes de ces opérations soient conscients et entérinés par leur agent, et ce pareillement pour tous les participants à un même combat.
Evidemment, mais personne je crois n'en demandait tant.
Ce qui me gêne un peu dans votre argumentaire, c'est qu'il semble qu'au motif que la raison, le sens, et l'élaboration valorisante des comportements, ne puissent être tout-puissants et omniprésents dans chaque rouage, ils soient totalement absents, pour ne laisser place qu'à des mécanismes pratiquement physiologiques et impersonnels ; si quelqu'un me marchera sur les pieds, la seule façon de rendre compte correctement de ma réaction sera de décrire les modalités de sécrétion de la noradrénaline, par exemple, produisant le coup de sang. Et c'est tout. Il n'y a rien à chercher au-delà.
La France est envahie, et De Gaulle s'enflamme comme on frotte une allumette, pour la
grandeur de la France, sans qu'il n'entre dans cette réaction, à aucun moment, un élément de
réflexion, de choix, de maturation politique ou morale ; sans que lui, ou aucun autre résistant de la première heure, n'aient pu prendre la mesure de ce qu'était l'ennemi, et par là autoriser et provoquer le déclenchement de l'étincelle défensive.
Ça m'étonnerait. D'un goumier sorti de son bled, ou de Samy Naceri, peut-être serait-ce trop demander, de fournir quelques motifs, honnêtes et de conviction, expliquant la nécessité d'un combat pour la France contre le régime hitlérien. Mais des principaux responsables, des chefs de réseaux, d'un Char, d'un Vernant, d'un Cavaillès ?...
Vous dites que De Gaulle n'eut pour résumé définitionnel que "la grandeur de la France", en tout et pour tout, et qu'il n'y avait guère de sens à chercher dans cette invocation.
Mais cette France-là qu'il défendait était tout de même bien définie, ce n'était pas n'importe quelle France,
pourvu qu'elle soit grande : c'était celle que définissait la législation française antérieure à juin 1940, me semble-t-il, c'est à dire libre, démocratique et républicaine ; je vous rappelle ces phrases du Manisfeste de Brazzaville :
"
Or, il n'existe plus de gouvernement proprement français. En effet, l'organisme sis à Vichy, et qui prétend porter ce nom est inconstitutionnel et soumis à l'envahisseur. Dans son état de servitude, cet organisme ne peut être, et n'est en effet, qu'un instrument utilisé par les ennemis de la France contre l'honneur et l'intérêt du pays. Il faut donc qu'un pouvoir nouveau assume la charge de diriger l'effort français dans la guerre. Les événement m'imposent ce devoir sacré. Je n'y faillirai pas.
J'exercerai mes pouvoirs au nom de la France et uniquement pour la défendre et je prends l'engagement solennel de rendre compte de mes actes aux représentants du peuple français dès qu'il lui aura été possible d'en désigner librement.".
Dans tout cela je vois du sens, et du meilleur.
J'avoue que ce qui me tracasse le plus dans cette histoire, et c'est probablement l'essentiel et le plus intéressant (ce que j'ai écrit précédemment n'est finalement que généralités), c'est ce que vous dites dans la dernière phrase : ce "rien" dont on partirait, selon vous, c'est donc le non-sens ; et voilà que vous situez ce non-sens, ou que vous l'originez, "ailleurs", "au-delà de soi", comme si "soi" était le domaine réservé et garant de toute production de sens, et l'extérieur son contraire.
Ça me chiffonne, parce que je suis persuadé du contraire. Cela nous entraînerait peut-être trop loin, mais très sommairement, "douer de sens", c'est justement établir un lien avec l'autre, le différent, l'extérieur de ce dont on cherche le sens, puisque cela qu'on a en est précisément dénué. C'est donc cet extérieur déjà connu qui confère par rapprochement, analogie, ou téléologie, la signification à une immanencce insensée.
En soi, par soi, il n'y a rien de sensé, si on ne peut se porter au-delà.
Bref, la démarche significative est toujours centrifuge.
Je suis désolé, j'ai été trop long.