Quelques pages classiques sur ce qu'on pourrait appeler les bienfaits collatéraux de «l'Académisme» (malgré ses limites), et inversement, sur les effets secondaires désastreux de son abandon. (Les italiques sont de l'auteur. — L'avez-vous reconnu et avez-vous daté les textes?).
DIGRESSION
« ... l'idée de
hiérarchie entre les oeuvres et entre les genres s'est exténuée. Si deux prunes sur une assiette
valent une Descente de Croix ou une Bataille d'Arbelles, et peuvent valoir
infiniment plus : si un croquis de X vaut
infiniment plus qu'une immense toile de Y, — c'est-à-dire si le résultat l'emporte sur le problème, — ces jugements, quoique justes et inévitables, cependant diminuent peu à peu le
poids des éléments d'appréciation qui ne sont pas purement
subjectifs . («L'Académisme», n'est, au fond, qu'une conservation, plus ou moins consciente, des
critères , plus ou moins illusoires, de jugements
objectifs : anatomie, perpective, ressemblances, vision commune des couleurs, etc.)
Conséquence : accroissement du nombre des mauvais peintres, car la dépréciation de mes fameux critères
objectifs a pour premier effet de supprimer toutes les
difficultés, (au moins conventionnelles), de l'art. Personne ne
s'amuse plus à étudier soigneusement et avec des réflexions qui peuvent mener fort loin, (Léonard), une étoffe jetée sur une chaise, une feuille, une main... ni à puiser dans ce tête-à-tête avec l'objet, sans hâte et sans utilité prochaine, une certaine science de soi-même, de la manœuvre combinée de son intellect, de son désir, de sa vue et de sa main à propos d'une
chose donnée... et le public absent. (Ce dernier point est capital : il ne faut chercher à étonner que soi-même.)
Autre conséquence:
La littérature est devenue maîtresse toute-puissante, créatrice ou destructrice des réputations.
La valeur ou l'estime accordée à une œuvre de peinture dépend, (pour un certain temps),
du talent de l'écrivain qui l'exalte ou l'abîme.
Il n'est pas de chose informe, de niaiserie coloriée, d'anamorphoses arbitraires qu'on ne puisse imposer à l'attention et jusqu'à l'admiration, par voie descriptive ou explicative et, en se fondant toujours sur le fait, (vingt fois vérifié au XIXème siècle), d'un retour d'opinion qui place au rang des chefs-d'œuvre l'ouvrage incompris et ridiculisé dans un premier temps et qui multiplie par mille son prix de vente initial.
C'est ainsi que la malheureuse Peinture s'est vue en proie aux méthodes promptes et puissantes de la Politique et de la Bourse.
Nous avons contracté cette curieuse habitude de tenir pour médiocre tout artiste qui ne commence par choquer et par être suffisamment injurié ou moqué. Qui ne nous heurte ou ne nous fait hausser les épaules est imperceptible. On en conclut qu'il faut choquer et l'on s'y consacre. Une bonne étude de l'art moderne devrait mettre en évidence les solutions trouvées de cinq ans en cinq ans au
problème du choc, depuis deux ou trois quarts de siècle...
Je vois dans tout ceci le danger de la facilité, et je trouve l'idée de l'art de moins en moins unie à celle du développement le plus complet d'une personne, et par là, de quelques autres.»
Et quelques pages plus loin:
ART MODERNE ET GRAND ART
«L'art moderne tend à exploiter presque exclusivement le sensibilité
sensorielle, aux dépens de la sensibilité générale ou affective, et de nos facultés de construction, d'addition des durées et de transformation par l'esprit. Il s'entend merveilleusement à exciter l'attention et use de tous les moyens pour l'exciter : intensités, contrastes, énigmes, surprises. Il saisit parfois, par la subtilité de ses moyens ou l'audace de l'exécution, certaines proies très précieuses : des états très complexes ou très éphémères, des valeurs
irrationnelles, sensations à l'état naissant, résonnances,
correspondances, pressentiments d'une instable profondeur... Mais nous payons ces avantages.
Qu'il s'agisse de politique, d'économie, de manières de vivre, de divertissements, de mouvements, j'observe que l'allure de la modernité est toute celle d'une
intoxication. Il nous faut
augmenter la dose, ou
changer de poison. Telle est la loi.
De plus en plus
avancé, de plus en plus
intense, de plus en plus
grand, de plus en plus
vite, de plus en plus
neuf, telles sont ces exigences, qui correspondent nécessairement à quelque endurcissement de la sensibilité. Nous avons besoin, pour nous sentir vivre, d'une intensité croissante des agents physiques et de perpétuelle diversion... Tout le rôle que jouaient, dans l'art de jadis, les considérations de
durée est à peu près aboli. Je pense que personne ne fait rien aujourd'hui pour être goûté dans deux cents ans. Le ciel, l'enfer, et la postérité ont beaucoup perdu dans l'opinion. D'ailleurs, nous n'avons plus le temps de prévoir ni d'apprendre...
. . . . . . . . . . . . . . .
Ce que j'appelle « Le Grand Art », c'est simplement l'art qui exige que
toutes les facultés d'un homme s'y emploient, et dont les œuvres sont telles que
toutes les facultés d'un autre soient invoquées et se doivent intéresser à les comprendre...
Qu'y a-t-il de plus admirable que le passage de l'arbitraire au nécessaire, que l'acte souverain de l'artiste, auquel un besoin, qui peut être aussi fort et préoccupant que le besoin de faire l'amour, le pousse? Rien de plus beau que l'extrême volonté, l'extrême sensibilité et la science, (la véritable, celle que nous avons faite, ou refaite pour nous), conjointes, et obtenant, pendant quelque durée, cet
échange entre la fin et les moyens, le hasard et le choix, la substance et l'accident, la prévision et l'occasion, la matière et la forme, la puissance et la résistance, qui, pareil à l'ardente, à l'étrange, à l'étroite lutte des sexes, compose toutes les énergies de la vie humaine, les irrite l'une par l'autre, et
crée.»
Paul Valéry, «DEGAS DANSE DESSIN», (1936) Oeuvres, Pléiade, tome II, pages 1206-7 et 1220-1.