Cette discussion mérite d'être réécoutée, en effet. Badiou, par moment, frôle la vérité, avant de partir en vrille dans les turbulences de la dialectique - à capitalisme universel, seul doit et peut faire pendant un remède universel, propre à mettre un terme à "la pathologie" du capitalisme anonyme et indifférentialiste, et Badiou de se pencher vers le ruisseau, comme il dit, pour y ramasser le concept de "communisme", et voir si, en le fourbissant au mieux, il ne pourrait pas servir de clé ou de passe-partout vers l'universalité nouvelle qui nous guérirait enfin de "la pathologie universelle". Or les grandes manoeuvres vers un remède universaliste sont entamées, d'ores et déjà elles le sont, c'est ce qu'il échoue à voir, ou feint de ne pas voir - chez un maoïste, la feinte n'est jamais à exclure -; en effet, l'Islam, et singulièrement l'islamisme, tantôt compagnon de route du capitalisme transnational actuel et louvoyant avec lui (Al-Qaïda est un réseau de financement transnational) et tantôt sa nemesis farouche et résolue, est bien cet universalisme transnational, l'Oumma, laquelle rend les frontières tout aussi poreuses et inexistantes que le fait le capitalisme des marchés qui s'est érigé ces trois dernières décennies dans le piétinement des singularités nationales.
Le communisme est mort, et qui plus est, il est mort trop tard, ce qui, à tout jamais, l'empêchera de revenir car cette mort tardive a permis son remplacement. Le communisme est mort là où est né et où trouve refuge aujourd'hui l'islamisme terroriste: en Afghanistan. En effet, le reflux de l'Urss, et le commencement de ses défaites militaires et politiques irrévocables commençèrent là, en ce lieu qui vit l'essor de l'islamisme et qui après lui avoir servi de berceau lui sert aujourd'hui de refuge et de base de repli (où il entraîne ses soldats). Cette coïncidence dans le temps et dans l'espace entre cette mort et cette naissance: l'Afghanistan à la charnière des années 1980 ne peut être le fruit du hasard. Une universalité concurrente s'est effacée pour laisser place à sa successeuse dans un lieu géographique circonscrit (le coeur du continent eurasien) où s'opéra le passage du relais. Il est donc nul est non avenu d'affirmer comme le fait Badiou qu'il y a entre "civilisation française" et islam mise en "conflit d'identité" par Finkielkraut et ses amis. L'islam n'est pas une identité ou une singularité: il est une puissante universalité venu remplacer le communisme et le danger d'un retour du fascisme que, pour Badiou, nous devrions craindre d'une "prise en main" par l'affirmation identitaire quand celle-ci s'oppose à l'islam, participe, dans le schéma des années 30 qu'il nous propose, de la même dénonciation que faisaient du fascisme les partisans du communisme de ces années-là, si bien que Badiou se retrouve ainsi, à son insu ou à son corps défendant (on ne sait trop), à servir d'idiot utile à l'Islam puisque, reconnaissant en creux et sans rien en dire (se contentant de condamner comme potentiellement fasciste la résistance identitaire à l'islam) que l'Islam est bien le communisme d'aujourd'hui. L'idiot utile est un cas psychologique intéressant: il est ainsi impossible de déterminer dans quelle mesure
il sait qu'il est un idiot utile; nous rejoignons avec lui la figure de la victime consentante; l'idiot consentant est une variante de la victime consentante.
Le chassé-croisé des universalités à la charnière des années 1980 fut donc celui-ci: 1/ début de la chute de l'Urss et du projet communiste; 2/ émergence d'un internationalisme islamiste militant en Afghanistan et par ailleurs en Iran avec la Révolution de 1979 qui pour celui-là déjoua l'entreprise soviétique en Afghanistan et pour celui-ci mit en échec les Etats-Unis (crise des otages américains à Téhéran); 3/ début du réensauvagement du capitalisme et de sa mondialisation par le thatchérisme (Big Bang des marchés) et le reaganisme. Ces trois mouvements, décisifs et quasi-simultanés, opérèrent une fin et un commencement; à leur issue, seuls deux universalismes restent en concurrence et en dialogue tantôt complice tantôt contradictoire: le capitalisme et l'islam. Le communisme s'est à tout jamais effacé de la scène de l'histoire, et le caractère absolu et irrévocable de son effacement est sanctionné par la vitalité de sa succession - l'Islam universaliste qui, en Asie centrale, eut sur lui gain de cause et conspira (avec les Etats-Unis) fructueusement à sa perte.