Soyez certain, cher Buena Vista, que votre enthousiasme pour la citation de Chevillard que vous nous donnez, et les idées qu'elle expose, ont toute ma sympathie. Je me demande cependant si la perte du sens littéraire et de la langue qui l'accompagne n'a pas de meilleure illustration que dans cette citation même :
Citation
Buena vista
"Sous l'influence du cinéma, du rock, de la beat generation, de l'Amérique en somme, nous avons pris en horreur
un certain tour d'esprit français, très littéraire, tout en mots, un peu emphatique ou ronflant, y compris quand l'ironie
s'en mêle, que représentent aussi bien Lamartine qu'Alphonse Allais ou encore Brassens - et il faut admettre que cette
langue est trop chargée pour laisser passer un cri, trop grammaticale pour reproduire certains déchirements de
l'âme, trop sûre d'elle pour céder à l'angoisse, cependant elle témoigne d'une ambition folle, d'un rêve téméraire de
conquête et de maîtrise absolue du monde par le verbe, plus délirante en cela et moins artificielle que bien des
ululements de rage et de révolte".
Sous l'influence de tous les arts et mouvements de foule mineurs que mentionne l'auteur, et de leur emphase peu réfléchie, il parle de
prendre en horreur, d'
ambition folle, de
maîtrise absolue du monde par le verbe, de
plus délirante en cela et de
ululements. Ce vocabulaire est le signe même de la perte du sens littéraire de la mesure que Chevillard déplore.
Permettez-moi aussi quelques remarques sur les idées qu'il expose : dans ma jeunesse, j'ai eu
horreur, en effet, de ce tour d'esprit français tout en distances, parce qu'il me renvoyait à ma propre jeunesse inculte, à mes enthousiasmes peu éclairés et à mon ignorance, principe de férocité. Ce tour me faisait honte, et jouait un peu le même rôle que les faux prestiges sociaux d'une personne à fréquenter pour un snob : il fallait à toute force s'en approcher, s'approprier ses tics et afficher qu'on était bien membre de la société choisie à ceux qui n'en étaient pas. Dans cette mesure, il avait quelque vertu pédagogique : même s'il transformait les jeunes intellectuels en cuistres ridicules, il leur apprenait à garder leurs distances avec eux-mêmes et à ironiser sur leurs
coups de cœur, comme on dit aujourd'hui dans les supermarchés. La jeunesse était encore, dans certains cercles protégés, un ridicule.
J'ai remarqué aussi que le reproche d'emphase fait au tour d'esprit français,
y compris quand l'ironie s'en mêle, émanait toujours de personnes qui n'avaient avec ce tour d'esprit que peu de familiarité. Je me souviens d'un passage des
Essais de Montaigne à l'éloge de la sexualité, agrémenté de quelques vers de Virgile, qui parut le comble de l'emphase à la Malraux à quelqu'un qui n'avait jamais lu Montaigne, et qui accordait aux vers de Virgile et au tour exclamatif un peu vieilli de la phrase,
une valeur ajoutée, si je puis dire, d'exhibitionnisme littéraire. En l'occurrence, ce n'était pas le cas. Le manque de familiarité avec la littérature et avec ses codes fait voir du clinquant partout.
En passant, observez qu'une
langue (trop) chargée est un peu malheureux.
Enfin,
les cris, les déchirements de l'âme, l'angoisse, l'ambition folle, les rêves téméraires de conquête, etc, on les trouve aussi chez Pascal, Corneille et Racine, malgré (si l'on veut) la langue et malgré les bienséances. On les trouve.
Les rêves prométhéens de maîtrise absolue du monde par le verbe sont plutôt allemands, objectera-t-on, mais après tout, Nerval ou Rimbaud ont su les dire en français. Si Chevillard a raison de signaler le caractère contraignant du français littéraire et l'artifice de tous les
Howls contemporains, il me semble qu'il a du français littéraire une conception erronée. Il faudrait rouvrir
La diplomatie de l'esprit, de Marc Fumaroli, ainsi que
Poésie et terreur car ces livres analysent ces questions en profondeur (le premier explique la tension entre baroque et classicisme, le second décrit l'opposition, en Chateaubriand, de la poésie du cœur et de la prose de la raison et des Lumières). Ces deux livres suffiraient à innocenter un peu l'Amérique des influences délétères qu'on lui prête, puisque les excès ont toujours été déjà là.
Pardon, encore une fois, de vous paraître démolir ce qui vous a plu, et qui ne me déplaît pas au fond.