Extrait d'un article publié sur le blog (excellent) de Gilbert Molinier, professeur au lycée Blanqui de Saint-Ouen. Ce passage concerne l'étonnante évolution de la dictée à partir de deux exemples. L'intégralité de l'article "De la dictée à l'addiction" est disponible à l'adresse suivante :
[
moliniergilbert.free.fr]
Dans la version originale, les mots de la seconde dictée écrits, délibérément, de manière fautive, sont soulignés afin que le correcteur ne sanctionne pas l'élève qui les aurait mal orthographiés.
Petit-Détour
"Pour illustrer notre propos, nous partirons d’un exemple, celui de la réforme de la dictée. Comme on le sait, la dictée est, à titre d’exercice, un des instruments pédagogiques privilégié de l’école Jules Ferry. Articulée à l’apprentissage de la lecture, de la grammaire, du vocabulaire…, elle vise à transformer de jeunes sauvageons en jeunes lettrés. Son parent éloigné a décidé d’en refondre le contenu comme le sens. Le mot est resté, le concept n’est plus qu’une coquille vide. Il n’empêche ; Le Monde du 23 août nous l’assure : « cet intellectuel brillant […] a fait connaître ses priorités : la lutte contre l’illettrisme… ». Mais comment procède-t-il ?
Il nous suffira de présenter deux dictées proposées à de jeunes élèves pour avoir une idée concrète de la révolution intellectuelle faite par Luc Ferry. La première, présentée exactement telle qu’elle a été écrite par le jeune Paul Guionie[4], en octobre 1937, au tout début de l’année scolaire. Paul est né le 06 novembre 1926, il a à peine onze ans. Il est élève du Cours moyen deuxième année dans un village d’Auvergne ; aujourd’hui on le dirait « issu de milieux défavorisés ». La seconde est proposée à un élève de 3ème par son oncle ayant découvert par hasard le texte de la dictée proposée au brevet des collèges en l’an 2000[5], c’est-à-dire plus de soixante ans après, après que les savants en psychopédagogie soient passés par là, après tant et plus de réformes de l’enseignement proposées par de « brillants intellectuels » et d’éminents hommes politiques, tous attentifs aux soins à apporter à la formation scolaire de la jeunesse de ce pays, tous bienfaiteurs de l’humanité, de Christian Fouchet et Jean Berthouin à Luc Ferry en passant par Lang et Bayrou, Jospin et Devaquet, Fontanet et Allègre... Mais surtout, le second élève a effectué quatre années scolaires de plus que le jeune Paul.
1937. Dictée Jules Ferry
Terreur d’enfant
En entrant dans la forêt il me sembla que le vent était encore plus violent ; il soufflait par rafales et les arbres qui se heurtaient avec force faisaient entendre des plaintes en se penchant très bas. J’entendais de longs sifflements, des craquements et des chutes de branches ; puis j’entendis marcher derrière moi, et je sentis qu’on me touchait à l’épaule. Je me retournai vivement, mais je ne vis personne. Pourtant j’étais sûre que quelqu’un m’avaist touchée du doigt. Puis les pas continuèrent, comme si une personne invisible tournait autour de moi ; alors je me mis à courir avec une telle vitesse que je ne sentais plus si mes pieds touchaient terre.
Marguerite Audoux
Quelqu’un m’avait touchée du doigt (avait a pour sujet quelqu’un 3ème personne du singulier)
2000. Dictée Luc Ferry
Pourtant il avait un père et une mère. Mais son père ne pansait pas a lui et sa mère ne l’aimait points. C’était un de ces enfant digne de pitier entre tous qui ont père et mère et qui sont orfelin. Il n’avait pas de jite, pas de pins, pas de feu, pas d’amour ; mais il était joyeux parce qu’il était libre
Victor Hugo
Quelques brèves remarques. La première dictée (début de cours moyen) contient sept lignes, la seconde (fin de 3ème), à peine la moitié. La première combine, par exemple, les difficultés orthographiques du passé simple et de l’imparfait, la seconde ne retient que le présent de l’indicatif et l’imparfait. Il se trouve que dans ces deux textes, comme on dit aujourd’hui, l’enfant est au centre, l’enfant en proie à ses petits et ses grands drames, l’enfant en proie a la peur et à ses parents... Parvenu en seconde de lycée, pour peu qu’il s’inscrive en cours d’allemand, le premier pourra accéder à la lecture du Roi des aulnes (Erlkönig), parce qu’il sait déjà lire et écrire en français ; le second ne pourra jamais mettre un pied dans la forêt de Gœthe, parce qu’il ne sait ni lire ni écrire. Arrivé en terminale, le premier entrera de plain-pied dans les explications du professeur de philosophie qui le renseignera sur le caractère polysémique de la langue ; le second ne comprendra rien parce qu’il lui est indifférent d’écrire « pain » ou « pin », « penser » et « panser »... Tout cela lui est devenu indifférent parce que l’école manifeste à son égard un immense mépris en le laissant libre d’écrire comme il veut (expression libre), en le laissant parler comme il veut, l’essentiel étant de communiquer. "