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1992

Envoyé par Francis Marche 
28 avril 2011, 14:58   1992
Le fragment de texte qui suit se veut une projection, "linéaire" selon son auteur, de la société occidentale de son temps sur celle de l'année 1992. Je vous invite à le lire en vous demandant quand il a été produit et par qui, et de proposer ici les réflexions que cela vous inspire, en disant quel trait de déviation saillant se signale comme anomalie dans cette linéarité supposée par l'auteur...


Si, en 1992, la question militaire n'est pas résolue­ et elle le sera peut-être dans le sens de la suppression des armées permanentes et de l'organisation d'un tribunal arbitral international - ce ne sera que partie remise ; car dans le siècle (...) le progrès sera fait. En tout cas, en 1992, on en parlera plus qu'on ne le fait aujourd'hui, et on agitera très sérieusement cette question.

Le suffrage universel, l'impôt sur le revenu progressif et proportionnel, l'abolition des armées permanentes et l'institution des tribunaux internationaux, la liberté des syndicats et des grèves, l'instruction obligatoire et universelle, voilà les exigences légitimes de la démocratie ; et, comme elle sera toute-puissante, elle obtiendra tout cela. Peut-être même aura-t-elle plus qu'elle ne peut le demander justement ; car elle a une singulière aversion pour les personnes, et il est à craindre que, quand elle pourra tout, elle n'abuse de sa force. Mais, en laissant de côté les détails, dans l'ensemble, son programme entier sera réalisé.

..............

Ouvriers, bourgeois, paysans, le monde futur sera essentiellement démocratique et utilitaire ; en somme ! une société à peu près constituée comme notre société actuelle. Elle aura les défauts et les mérites de la démocratie, mais ils seront, les uns et les autres, portés à l'extrême. Les places, recherchées avec ardeur, dues à l'intrigue et la faveur; la concurrence pour la vie impitoyable ; les hommes politiques faisant des bassesses pour obtenir le suffrage de la foule. En un mot, le gouvernement peu estimé, assez peu puissant d'ailleurs, mais forcé, pour conserver le pouvoir, de gouverner sans trop de prévarication et de satisfaire aux besoins du peuple. La richesse sera encore le principal élément de la puissance; mais cette richesse sera plus également répartie qu'aujourd'hui.

Cette société matérialiste et utilitaire aura-t-elle une religion ? Elle sera essentiellement laïque, ce n'est pas douteux. Mais les idées religieuses ne se détruisent pas ; elles offrent, comme la langue nationale, une résistance presque invincible. Dans les pays catholiques, le peuple aura conservé un vague sentiment religieux, et il y aura encore des pompes religieuses, suivies sans conviction par la masse, avec une conviction profonde par quelques rares individus, épaves seules survivantes de la foi des anciens âges. Dans les pays protestants, la religion sera moins doctrinale, mais plus suivie, une sorte de christianisme épuré, dégagé de toute conception liturgique, d'autant plus difficile à déraciner qu'il fera moins de part au surnaturel et à l'absurde. Ce sera une religion raisonnable et raisonnée, qui comptera aux États-Unis et en Angleterre des millions d'adhérents, évoluant dans le sens moderne. Le catholicisme, lui aussi, subira une évolution analogue ; il sera toujours très dogmatique, mais la rigueur du dogme sera compensée, d'une part, par l'incrédulité et l'indifférence des masses, d'autre part, par le sens très net de la réalité contemporaine, qui n'a jamais fait défaut à l'Église catholique. Les Juifs se confondront de plus en plus avec la masse de la nation au milieu de laquelle ils vivent, et leur religion ne sera plus qu'une tradition curieuse, démodée. Quant aux Arabes, aux Hindous, aux Chinois, ils auront gardé leurs croyances. L'histoire des quatre siècles qui nous précèdent montre que le prosélytisme chrétien n'a aucune prise sur eux. Ils ont d'assez bonnes religions pour ne pas vouloir en changer.

Cette conception utilitaire de la morale paraîtra sans doute peu élevée à quelques philosophes ; mais, pour peu qu'ils réfléchissent, ils se rendront compte que toute morale doit avoir l'homme comme point de départ, et l'homme comme but. Se sacrifier soi-même, c'est-à-dire sacrifier sa personne, sa famille et ses biens à la patrie, ce fut l'idéal moral des Grecs et surtout des Romains : notre idéal doit être à peu près le même, mais à condition que l'idée d'humanité remplace l'idée de patrie. Alors sera constituée une société humaine dont les individus auront pour loi morale le sacrifice individuel au bien général.

Sans doute, un avenir très éloigné réservera peut-être à cette idée qui nous paraît si simple quelques transformations que l'on ne saurait préciser d'avance. Mais l'idée altruiste est la seule que nous puissions regar­der comme probable d'ici à un ou deux siècles. Même nous pouvons difficilement en concevoir une autre.

Elle n'aura pas de sanction, comme les religions prétendent en fournir une, mais elle n'en sera pas moins très puissante, d'abord par les lois, ensuite par le développement de la conscience publique.

(...) les lois seront certainement à peu près les mêmes que les lois actuelles, et quelle que soit l'idée morale du plus grand nombre, la criminalité ne changera guère. Les statistiques nous apprennent que cette criminalité, dès que les chiffres portent sur un grand pays, ne varie guère d'une année à l'autre, et que l'ensemble de la moralité, se traduisant tant bien que mal par la pénalité, varie moins qu'on peut le croire à priori. Il est même curieux de noter que cette criminalité, si fantasque en apparence est en réalité un phénomène social extrêmement stable, plus stable même que la mortalité.

Il est vrai que criminalité ne veut pas tout dire et que, en dehors des condamnations rendues par les tribunaux pour des délits ou des crimes, il y a l'ensemble des mœurs qui peut être plus ou moins conforme à tel idéal qu'on s'est figuré. Eh bien, nous­ l'avouons, il ne faut pas avoir grand espoir dans le siècle qui viendra. Les hommes auront les mêmes passions, et ces passions seront peut-être moins efficacement combattues. La cupidité et l'égoïsme feront des progrès, si tant est qu'il y en ait encore à faire et les liens de la famille iront en se relâchant, à mesure que les liens sociaux seront plus forts.

C'est là, il faut bien le reconnaître, un des points noirs de l'avenir. Une société telle que la société future, que nous supposons, où l'argent et le travail seront la base de tout, pourra-t-elle subsister longtemps ? Cela est possible ; mais nous n'avons pas à nous inquiéter de ce lointain avenir; ce sera aux XXIe et XXIIe siècles à chercher cet accord. D'ici là, si les travailleurs savent s'organiser entre eux, ils pourront continuer l'existence sociale que nous menons aujourd'hui, de manière à développer leur bien-être. S'ils sont sages, prévoyants, ce qu'il faut espérer, ils comprendront que le développement du bien-être futur suppose des idées morales, ou plutôt une grande idée morale, le sacrifice de l'individu à la chose publique. Ce n'est que par l'éducation (l'école et le livre) et par de bonnes lois qu'on pourra faire pénétrer cette idée dominanttrice dans les masses populaires ( Le rôle de la femme, malgré les prédications passionnées de quelques esprits généreux, sera toujours limité au foyer domestique. Par exception, il y a aujourd'hui des femmes médecins, auteurs, peintres. Ces exceptions seront plus nombreuses, soit ; mais, même en Amérique, la femme sera surtout mère de famille et gardienne du foyer domestique. Quant à prédire l'étendue de ses droits politique cela est peu important, et d'ailleurs toute présomption serait teméraire.).
28 avril 2011, 19:19   Re : 1992
Très juste sur "la suppression des armées permanentes et [...] l'organisation d'un tribunal arbitral international" que rend possible la disparition du sens du sacrifice ; très juste aussi sur l'évolution de la religion catholique, sa dilution dans un idéal vague d'humanité, ce qu'avait vu Tocqueville, et son remplacement par la conception protestante du christiannisme, ce qu'en notre temps a bien commenté Muray, par exemple. Ceci aussi est très bien vu : "Les Juifs se confondront de plus en plus avec la masse de la nation au milieu de laquelle ils vivent, et leur religion ne sera plus qu'une tradition curieuse, démodée. Quant aux Arabes, aux Hindous, aux Chinois, ils auront gardé leurs croyances." Les conséquences de l'atomisation sociale et de la dé-holicisation des rapports entre les individus sont assez bien décrites par l'auteur, qui décrit le développement conjoint chez ces derniers d'une forme d'altruisme abstrait (faisant chez la majorité d'entre eux office de confession de foi) et de la cupidité, du ressentiment. Mais surtout, l'auteur n'augure rien de bon des "bonnes moeurs", comme il dit, des manières, de la civilité générale, et fait de la criminalité un paradigme primordial pour le siècle futur ; en cela il serait difficile de lui donner tort ; à ceci près que ses causes inédites ne pouvaient guère être envisagées par l'auteur. L'évolution de la condition de la femme est un des points aveugles du texte. La grande idée morale qu'il appelle de ses voeux pour contrebalancer le primat accordé aux valeurs utilitaires, le sacrifice de l'individu à la chose publique, est celle qui avait cours avant la Grande Guerre. "L'école et le livre" : cela sonne 1900, non ?
28 avril 2011, 19:42   Re : 1992
Oui, cela "sonne" 1900 mais cela est antérieur. Ce penseur français fut le contemporain de Friedrich Nietzsche. Je reviendrai vous dire l'enseignement qui à mes yeux mérite d'être retenu de pareille vision qui précédait le chaos, la conscience du chaos, qui était antérieur à tout constat d'une solution de continuité dans la linéarité du progrès humain.

Cherchez le point aveugle de ces visions, le surgissement de la tache qui dans l'ère contemporaine fait pendant à l'introduction du chaos des guerres et bouleversement dans le siècle qui a suivi ces prophéties -- cette tache que l'auteur n'avait point prévue ni imaginée davantage que le chaos, quelle est-elle ?

Cet auteur reçut le prix Nobel.
28 avril 2011, 20:24   Re : 1992
Charles Richet reçut effectivement le prix nobel de médecine en 1913 pour ses recherches sur l'anaphylaxie qui est l'état dans lequel l'organisme, au lieu de se protéger, réagit de façon violente contre lui-même.
Un visionnaire donc, malgré tout.
29 avril 2011, 11:13   Re : 1992
Ce texte de Charles Richet fut publié dans la Revue Scientifique le 12 décembre 1891. Il s’intitule « Dans cent ans ». Dans l’introduction, Richet expose sa méthodologie, la prémisse de son travail :

Nous devons dire que nous traiterons avec le plus de précision possible et par une méthode presque scientifique ces hypothèses sur l'avenir. Nous prendrons les courbes des grands phénomènes sociaux, et nous les prolongerons, suivant la ligne probable. Faire la statistique graphique de l'avenir, cela est certainement bien aventureux ; mais le silence n'est pas une solution, et, à tout prendre, la courbe de la statistique future prolongée sur la statistique passée a une probabilité relativement assez grande, si on suppose l'homogénéité des phénomènes.
Nous le répétons encore : ce sont des hypothèses, et qui sait si, d'ici à peu d'années peut-être, les faits ne nous donneront pas un étonnant démenti. Mais nous espérons qu'on nous rendra, aujourd'hui du moins, cette justice que nous faisons la part la plus large à l'imprévu, et, d'autre part, que nul essai dans ce sens n'a été fait encore, avec des statistiques authentiques et des faits positifs comme base.


Ayant ainsi annoncé que ses prédictions répondent à un « prolongement des courbes », il devient légitime et logique de considérer que les failles dans ses prédictions, les erreurs qui s’y manifestent, au constat desquelles la génération que nous sommes a seule accès aujourd’hui, seront imputables à une anomalie dans la courbe théorique, à une catastrophe (René Thom) de la courbe, à des solutions de continuité et donc, tout autant, à des catastrophes historiques, mais réparables, dans les processus développementaux dont cette courbe est censée tracer le contour.

Quels sont les errements prédictionnels de Richet ? Au plan sociétal, ils apparaissent dans deux ordres majeurs : la minoration de la religion, l’aveuglement sur sa résurgence dans les dernières décennies du XXe siècle, et en elle, l’aveuglement sur l’essor de l’islam chez les populations islamisées de longue date d’une part, chez celle que l’Islam convoite de gagner à sa cause en Occident d’autre part. L’autre ordre de catastrophe est bien évidemment celui des deux conflits mondiaux que les courbes optimistes de Richet n'avaient pas permis de prévoir.

Hors du plan sociétal et politique pur, le deuxième point aveugle est celui-ci, qui touche aux conditions biologiques de l’existence humaine, il se révèle quand Richet écrit :

Quoique, en fait d'avenir, tout soit hypothétique, il y a cependant une première hypothèse qui est tellement vraisemblable qu'on peut la prendre pour une certitude ; c'est que d'ici à cent ans les conditions physiologiques, et pour ainsi dire zoologiques, de l'humanité n'auront pas subi de changement appréciable.

Et ceci, contre quoi le marteau de Nietzsche produit un son lugubre :

Donc nous pouvons accepter ceci : c'est que, pendant longtemps, très longtemps, les conditions extérieure ne se modifieront pas. Il y aura des mers, des fleuves, des rivières, des montagnes, semblables aux mers, aux fleuves, aux rivières et aux montagnes d'aujourd'hui. Le soleil se lèvera dans l'horizon de la même manière et aux mêmes heures ; et la constitution chimique de l'atmosphère terrestre n'aura subi aucune variation appréciable.

Cependant, comme Stéphane Bily le relève, les prédictions, les tendances lourdes dégagées par Richet en 1891 s'avèrent assez justes s’agissant par exemple, de l’atténuation du pouvoir des Etats-nations face aux puissances transnationales, supranationales, la morale quasi-religieuse et la quasi-universalité des droits de l’homme, le désarmement progressif des nations, l’avènement de procédures juridiques internationales, etc.. Que s’est-il donc passé? Sommes-nous, face aux catastrophes qui ont crevé comme des accrocs une toile tendue les tendances lourdes assez fidèlement dégagées par Richet en 1891, en présence d’un chaos, d’une loi du chaos, laquelle manifestée et enfin correctement interprétée dans le XXe siècle, invaliderait à tout jamais toute méthodologie de « prolongement des courbes » dans tout travail de prospective, ou bien ces accrocs ne sont-ils qu' « accidents de l’histoire » -- les deux guerres mondiales, l’essor de l’Islam et de son code de société, la charia ne pourraient-ils dans cette dernière hypothèse être considérés comme des écarts par rapport à un parcours de l’Occident qui, lui, continuerait de revendiquer son évolution historique comme relevant d’une souveraine dynamique intrinsèque ? Qu’est-ce qui, de ce qui se passe aujourd’hui, peut légitimement être considéré comme appartenant, en juste continuité, à son histoire et quant à cela qui paraît ne pas être sien, se résorberait-il comme une déchirure dans un tissu par une « reprise » (qui serait alors un peu celle si chère à Didier Bourjon et à Kierkegaard) ?

Les échecs de Richet peuvent inviter à l’optimisme parce qu’ils permettent d’entrevoir le XXe siècle, ce siècle-monstre, comme ayant désarçonné sa méthode de prédiction linéaire sans pour autant avoir fait dévier les prédictions des tendances lourdes que cette méthode avait générées, et en ceci qu’ils mettent en perspective « l’horreur absolue » que ce siècle a produit en la faisant caractériser comme perturbatrice de l’évolution historique de l’Occident, certes, mais sans pour autant que cette horreur n’ait causé le déraillement ni la perte de son être non plus que, possiblement, de son âme.

On trouvera "Dans cent ans" I C I
29 avril 2011, 12:37   Re : 1992
Les échecs de Richet peuvent inviter à l’optimisme parce qu’ils permettent d’entrevoir le XXe siècle, ce siècle-monstre, comme ayant désarçonné sa méthode de prédiction linéaire sans pour autant avoir fait dévier les prédictions des tendances lourdes que cette méthode avait générées.

C'est plus clair ainsi ; merci de ce commentaire. Il manquait finalement à Richet, pour prévoir la modification des conditions biologiques de l'existence, Le Principe responsabilité de Jonas et, concernant la recrudescence des religions, Le Choc des civilisations.
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