Le fragment de texte qui suit se veut une projection, "linéaire" selon son auteur, de la société occidentale de son temps sur celle de l'année 1992. Je vous invite à le lire en vous demandant quand il a été produit et par qui, et de proposer ici les réflexions que cela vous inspire, en disant quel trait de déviation saillant se signale comme anomalie dans cette linéarité supposée par l'auteur...
Si, en 1992, la question militaire n'est pas résolue et elle le sera peut-être dans le sens de la suppression des armées permanentes et de l'organisation d'un tribunal arbitral international - ce ne sera que partie remise ; car dans le siècle (...) le progrès sera fait. En tout cas, en 1992, on en parlera plus qu'on ne le fait aujourd'hui, et on agitera très sérieusement cette question.
Le suffrage universel, l'impôt sur le revenu progressif et proportionnel, l'abolition des armées permanentes et l'institution des tribunaux internationaux, la liberté des syndicats et des grèves, l'instruction obligatoire et universelle, voilà les exigences légitimes de la démocratie ; et, comme elle sera toute-puissante, elle obtiendra tout cela. Peut-être même aura-t-elle plus qu'elle ne peut le demander justement ; car elle a une singulière aversion pour les personnes, et il est à craindre que, quand elle pourra tout, elle n'abuse de sa force. Mais, en laissant de côté les détails, dans l'ensemble, son programme entier sera réalisé.
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Ouvriers, bourgeois, paysans, le monde futur sera essentiellement démocratique et utilitaire ; en somme ! une société à peu près constituée comme notre société actuelle. Elle aura les défauts et les mérites de la démocratie, mais ils seront, les uns et les autres, portés à l'extrême. Les places, recherchées avec ardeur, dues à l'intrigue et la faveur; la concurrence pour la vie impitoyable ; les hommes politiques faisant des bassesses pour obtenir le suffrage de la foule. En un mot, le gouvernement peu estimé, assez peu puissant d'ailleurs, mais forcé, pour conserver le pouvoir, de gouverner sans trop de prévarication et de satisfaire aux besoins du peuple. La richesse sera encore le principal élément de la puissance; mais cette richesse sera plus également répartie qu'aujourd'hui.
Cette société matérialiste et utilitaire aura-t-elle une religion ? Elle sera essentiellement laïque, ce n'est pas douteux. Mais les idées religieuses ne se détruisent pas ; elles offrent, comme la langue nationale, une résistance presque invincible. Dans les pays catholiques, le peuple aura conservé un vague sentiment religieux, et il y aura encore des pompes religieuses, suivies sans conviction par la masse, avec une conviction profonde par quelques rares individus, épaves seules survivantes de la foi des anciens âges. Dans les pays protestants, la religion sera moins doctrinale, mais plus suivie, une sorte de christianisme épuré, dégagé de toute conception liturgique, d'autant plus difficile à déraciner qu'il fera moins de part au surnaturel et à l'absurde. Ce sera une religion raisonnable et raisonnée, qui comptera aux États-Unis et en Angleterre des millions d'adhérents, évoluant dans le sens moderne. Le catholicisme, lui aussi, subira une évolution analogue ; il sera toujours très dogmatique, mais la rigueur du dogme sera compensée, d'une part, par l'incrédulité et l'indifférence des masses, d'autre part, par le sens très net de la réalité contemporaine, qui n'a jamais fait défaut à l'Église catholique. Les Juifs se confondront de plus en plus avec la masse de la nation au milieu de laquelle ils vivent, et leur religion ne sera plus qu'une tradition curieuse, démodée. Quant aux Arabes, aux Hindous, aux Chinois, ils auront gardé leurs croyances. L'histoire des quatre siècles qui nous précèdent montre que le prosélytisme chrétien n'a aucune prise sur eux. Ils ont d'assez bonnes religions pour ne pas vouloir en changer.
Cette conception utilitaire de la morale paraîtra sans doute peu élevée à quelques philosophes ; mais, pour peu qu'ils réfléchissent, ils se rendront compte que toute morale doit avoir l'homme comme point de départ, et l'homme comme but. Se sacrifier soi-même, c'est-à-dire sacrifier sa personne, sa famille et ses biens à la patrie, ce fut l'idéal moral des Grecs et surtout des Romains : notre idéal doit être à peu près le même, mais à condition que l'idée d'humanité remplace l'idée de patrie. Alors sera constituée une société humaine dont les individus auront pour loi morale le sacrifice individuel au bien général.
Sans doute, un avenir très éloigné réservera peut-être à cette idée qui nous paraît si simple quelques transformations que l'on ne saurait préciser d'avance. Mais l'idée altruiste est la seule que nous puissions regarder comme probable d'ici à un ou deux siècles. Même nous pouvons difficilement en concevoir une autre.
Elle n'aura pas de sanction, comme les religions prétendent en fournir une, mais elle n'en sera pas moins très puissante, d'abord par les lois, ensuite par le développement de la conscience publique.
(...) les lois seront certainement à peu près les mêmes que les lois actuelles, et quelle que soit l'idée morale du plus grand nombre, la criminalité ne changera guère. Les statistiques nous apprennent que cette criminalité, dès que les chiffres portent sur un grand pays, ne varie guère d'une année à l'autre, et que l'ensemble de la moralité, se traduisant tant bien que mal par la pénalité, varie moins qu'on peut le croire à priori. Il est même curieux de noter que cette criminalité, si fantasque en apparence est en réalité un phénomène social extrêmement stable, plus stable même que la mortalité.
Il est vrai que criminalité ne veut pas tout dire et que, en dehors des condamnations rendues par les tribunaux pour des délits ou des crimes, il y a l'ensemble des mœurs qui peut être plus ou moins conforme à tel idéal qu'on s'est figuré. Eh bien, nous l'avouons, il ne faut pas avoir grand espoir dans le siècle qui viendra. Les hommes auront les mêmes passions, et ces passions seront peut-être moins efficacement combattues. La cupidité et l'égoïsme feront des progrès, si tant est qu'il y en ait encore à faire et les liens de la famille iront en se relâchant, à mesure que les liens sociaux seront plus forts.
C'est là, il faut bien le reconnaître, un des points noirs de l'avenir. Une société telle que la société future, que nous supposons, où l'argent et le travail seront la base de tout, pourra-t-elle subsister longtemps ? Cela est possible ; mais nous n'avons pas à nous inquiéter de ce lointain avenir; ce sera aux XXIe et XXIIe siècles à chercher cet accord. D'ici là, si les travailleurs savent s'organiser entre eux, ils pourront continuer l'existence sociale que nous menons aujourd'hui, de manière à développer leur bien-être. S'ils sont sages, prévoyants, ce qu'il faut espérer, ils comprendront que le développement du bien-être futur suppose des idées morales, ou plutôt une grande idée morale, le sacrifice de l'individu à la chose publique. Ce n'est que par l'éducation (l'école et le livre) et par de bonnes lois qu'on pourra faire pénétrer cette idée dominanttrice dans les masses populaires ( Le rôle de la femme, malgré les prédications passionnées de quelques esprits généreux, sera toujours limité au foyer domestique. Par exception, il y a aujourd'hui des femmes médecins, auteurs, peintres. Ces exceptions seront plus nombreuses, soit ; mais, même en Amérique, la femme sera surtout mère de famille et gardienne du foyer domestique. Quant à prédire l'étendue de ses droits politique cela est peu important, et d'ailleurs toute présomption serait teméraire.).