Si la perte de la crainte annihile la civilisation, la crainte civilise-t-elle? Marcel Meyer en doutait. Rectifier quelque peu le tableau tronqué de l'humanité archaïque, totalement démunie, tremblante devant les dieux et les sorciers, peut aider l'homme moderne à retrouver la civilisation, sous l'instance de la crainte mais encore de la connaissance.
De comprendre le fonctionnement du monde (du moins, du monde maîtrisé), les modernes tirent un sentiment de puissance. Ils en déduisent que l'incompréhension de ses fonctions suscitait un tremblement de crainte devant les forces naturelles qui poussait à demander grâce aux dieux. A un problème technique (le fonctionnement du monde), on apportait une solution métaphysique. Cette réponse inadéquate ne pouvait résister indéfiniment aux progrès techniques. A mesure que l'homme élargit autour de lui son domaine, le reste du monde appelé à entrer dans sa nasse n'inspira plus la crainte. Les dieux n'avaient plus raison d'être. Factices, ils disparurent. On préféra inventer des machines (et aussi des récits, des concepts, des théories) que des dieux.
Ce déroulement tient de l'illusion rétrospective. D'un autre point de vue, on pourrait observer que ceux qui ne comprennent plus l'origine du monde en tirent un sentiment de puissance, quand ceux qui en comprennent l'origine en éprouve un tremblement de crainte. L'ignorance des modernes autant que leur savoir rend intrépide. La compréhension des primitifs autant que leur ignorance rend craintif.
Qu'est ce qui est premier: la réponse aux exigences du monde ou l'expérience originaire du monde?
Du Veda (les dieux sacrifièrent le sacrifice par le sacrifice), on conclut aisément.
On note aussi un biais dans le déroulement canonique: comment inventer à partir de rien? D'où viennent les dieux? Comment passe-t-on de la crainte au rite, si la majesté n'est pas avant la crainte inscrite dans le monde, si la crainte n'est pas cela qui révèle cette majesté?
La crainte de susciter leur courroux explique que l'on rende aux dieux ses inventions. Mais, il y a aussi un motif inverse: la peur d'ouvrir la boîte de Pandor. L'archaïsme est choisi car la technique est, en son principe, alors même que son degré de développement est quasi nul, déjà reconnue comme une source de chaos et d'ignorance. Notons que le développement de la technique ne ruina la civilisation qu'à compter du jour où elle cessa de se juger sacrilège.