Un entretien passionnant :
Qui a peur des études de genre… et de la biologie ?
Entretien avec Thierry Hoquet
Thierry Hoquet est maître de conférences au département de philosophie à l'université Paris Ouest Nanterre. Ses recherches portent sur la philosophie des sciences naturelles et biologiques, ainsi que sur les questions de genre et de sexualités. De 2007 à 2011, il a codirigé avec Elsa Dorlin, l'ANR Biosex portant sur les approches biologiques et médicales du sexe et du genre, et a développé des problématiques relevant tout autant des épistémologies historique et féministe que de l'histoire et de la philosophie des sciences. Il est donc tout particulièrement légitimé à intervenir sur la polémique que suscitent les nouveaux programmes des sciences de la vie et de la terre.
Coordonné par Sylvie Duverger, cet entretien a été réalisé avec Malek Bouyahia, et Mélanie Pétrémont
Le 31 mai dernier, Christine Boutin s'auto-instituant porte-plume du « peuple français », écrivait au ministre de l'Éducation nationale, Luc Chatel : « Nous ne pouvons accepter que l'école devienne un lieu de propagande, où l'adolescent serait l'otage de préoccupations de groupes minoritaires en mal d'imposer une vision de la ''normalité'' que le peuple français ne partage pas ». Au mois de juin, la confédération nationale des Associations des familles catholiques publiait un ensemble de textes contre les nouveaux programme et manuels de Sciences de la vie et de la terre en premières L et ES. La pétition qu'elle a osé intituler « Défendons la liberté de conscience à l'école » a recueilli plus de 26 600 sign ce jour. Le 25 juillet, Familles de France écrit au Président de la République que la « théorie du genre » « n'a rien de scientifique, ni de biologique », et que ses « concepteurs » visent à « orienter les jeunes vers des expériences sexuelles diverses, considérant que le sexe social est plus important que le sexe biologique. » Enfin, mardi 30 août, 80 député-e-s, majoritairement de l'UMP, sont parti-e-s en croisade contre «la théorie du genre sexuel » (sic), demandant au ministre « de retirer des lycées les manuels qui présentent cette théorie». Qu'a donc de politiquement menaçant le dialogue entre les études de genre et la biologie dont attestent les manuels de SVT incriminés ?[/b]
On a l'impression que les signataires de cette lettre font preuve d'une horrible mauvaise foi : par exemple, quand certains se disent choqués du fait que les mots « homme » et « masculin », ou « femme » et « féminin » ne sont pas synonymes. Mais quoi, ils veulent que toutes les femmes soient douces et aient l'instinct maternel ? Que tous les hommes soient des guerriers poilus ? Comment peut-on faire semblant de croire que « masculin » et « féminin » ne sont pas des termes qui n'ont pas grand-chose à voir avec la biologie, mais qui sont des représentations culturelles ?
J'ajouterais qu'ils semblent avoir peur qu'on enseigne aux élèves l'ouverture d'esprit et la diversité du monde dans lequel ils vivent. Ces députés revendiquent le bon sens pour eux : l'évidence de la différence des sexes qu'ils voudraient indiscutable. Ce faisant, ils se braquent sur l'idée d'une nature immuable : que dans la nature, il y a des mâles et des femelles et qu'ils sont faits pour copuler ensemble. Ils font comme s'il n'y avait que ça dans la nature et que tout le reste n'était qu'idéologie.
Ne s'agit-il pas également d'une croisade homo-, lesbo-, queer- et trans-phobe ?
Incontestablement. Les députés conservateurs tiennent absolument à ce que l'homosexualité et la transsexualité soient des « choix de vie » et rien que cela. C'est pourquoi ils agitent des épouvantails : celui d'une offensive pseudo-scientifique en provenance d'Amérique. Mais soyons sérieux : on imagine bien qu'ils sont trop occupés pour avoir lu un seul ouvrage relatif à ces questions. J'aurais donc envie, pour commencer, de leur suggérer de lire un peu. Un peu de biologie, par exemple, pour voir que les questions dont ils ont si peur, comme l'homosexualité ou la transsexualité, ne sont pas l'invention d'un dangereux lobby d'activistes de la « théorie du genre », comme ils disent, mais que ces questions font aussi partie du travail des biologistes eux-mêmes. Dégonflons donc la baudruche : pas besoin de la « théorie du genre » comme disent les députés signataires pour faire réfléchir les élèves sur les questions de l'identité sexuelle, de l'homosexualité ou de la transsexualité. Mesdames et messieurs les députés, ouvrez par exemple le petit livre dirigé par Frank Cézilly, La Sexualité animale (Paris, Le Pommier, 2009) ou encore le Manuel universel d'éducation sexuelle à l'usage de toutes les espèces, d'Olivia Judson (Paris, Le Seuil, 2004). Vous y apprendrez beaucoup sur la nature telle qu'elle est.
Les sciences de la vie et de la terre permettent d'invalider les discours prétendant légitimer les discriminations à l'égard des sexualités qui divergent de la norme hétérosexuelle ?
Le principe du rejet, c'est que les conservateurs pensent que tout cela n'est pas « naturel », et que dans la nature, il n'y a que de l'hétérosexualité. Or, qu'est-ce que la zoologie et l'éthologie nous apprennent par exemple sur l'homosexualité ? Depuis l'Antiquité, on connaît des cas d'homosexualité chez les animaux. Par exemple, Buffon pouvait écrire en 1770 : « On voit souvent dans les basses-cours un coq sevré de poules, se servir d'un autre coq, d'un chapon, d'un dindon, d'un canard... Qui sait tout ce qui se passe en amour au fond des bois ? Qui peut nombrer les jouissances illégitimes entre gens d'espèces différentes ? » [3]
Au départ, on a dit : ce sont des faits rares, dus à des conditions artificielles, des sortes de monstruosités produites par la vie domestique et qu'on ne trouverait pas dans la nature. Puis peu à peu, les données se sont accumulées. À la fin du XIXe siècle, paraissent plusieurs articles documentant des cas de rapports sexuels entre mâles chez des charançons et d'autres insectes. Jusqu'à ce que soit publié en 1999 l'ouvrage de Bruce Bagemihl, qui rassemble toutes les observations faites jusqu'alors en la matière [4]. Une somme impressionnante.
Aujourd'hui, les biologistes les plus réticents disent : certes, mais on n'a pas pour autant connaissance de cas de « préférence homosexuelle exclusive », comme chez l'humain. Pas de chance : il y a des cas connus de béliers gays !
On peut encore résister et dire qu'il s'agit d'animaux domestiques, donc pas tout à fait « normaux ». Mais la leçon de cette histoire, c'est d'abord qu'on a mal observé. Et qu'à partir du moment où les regards se sont transformés, c'est-à-dire où on a cessé de présupposer que deux animaux qui copulaient ensemble étaient nécessairement un mâle et une femelle, alors on a commencé à voir plein de choses passionnantes et qu'on n'avait pas soupçonnées jusque-là. Désormais, ce champ de recherche est ouvert et on ne sait pas ce qu'on va y trouver. Je crois que l'idée de copulations non reproductives chez les animaux va modifier non seulement notre compréhension de l'homosexualité, mais le regard que nous portons sur le comportement animal.
De même, il existe chez les oiseaux des espèces à trois « genres », où les mâles peuvent être de deux types, dont l'un a été confondu avec les femelles par des observateurs trop pressés. Il y a aussi des espèces, chez les poissons par exemple, où les individus sont « transgenres » : ils ont d'abord, dans leur vie, une apparence mâle, puis une apparence femelle [5]. Tout cela ne se laisse pas transposer aisément à l'espèce humaine. Mais cela montre qu'il n'y a pas sur ce point de vérités universelles du sexe en biologie, qui s'appliqueraient aisément à nous.
Est-il utile de montrer que la gente animale pratique l'homosexualité et la transsexualité pour les légitimer ? Est-ce la seule, ou du moins la meilleure façon de répondre à ceux/celles qui croient les disqualifier en arguant qu'elles seraient « contre nature » ?
Non bien sûr, je ne suis pas en train de dire que l'homosexualité ou la transsexualité humaines s'expliquent comme les phénomènes comparables observés chez les animaux ! Et je ne dis pas qu'il faudrait en étudier les bases biologiques pour tout comprendre. Quand on fait l'étude des comportements humains (cela vaut pour toutes les sexualités ou trajectoires individuelles, y compris l'hétérosexualité), on est face à une complexité qui ne se laisse pas réduire à des déterminismes simplistes. Les gays eux-mêmes se sont fourvoyés quand, au début des années 1990, ils ont voulu répondre aux conservateurs en se mettant à chercher le « gène gay » ; c'était leur manière de dire à l'époque : « Nous ne sommes pas des malades ou des pervers, nous sommes ce que la nature nous a faits ». Mais la naturalisation est une impasse. Je crois que la question de l'organisation de la société humaine relève de choix politiques. C'est à la société, et non à la nature, qu'il revient de décider ce qui est acceptable comme mode de vie. On n'a pas besoin d'exemples naturels pour décider de la manière dont la société doit être organisée. D'ailleurs, on trouve de tout dans la nature et on serait bien en peine d'y repérer une quelconque « norme » qui serait aisément transposable à notre espèce.
Un certain nombre de psychanalystes et de philosophes estiment que « la différence-des-sexes » [6] est garante de notre humanité et nous l'assènent comme une évidence que nous ne pourrions remettre en question sans risquer de sombrer dans la psychose. D'un point de vue biologique, qu'est-ce qu'un sexe et qu'en est-il de la dualité des sexes ?
Il faut s'entendre sur ce qu'on appelle « sexe ». Quand on dit qu'un individu appartient à un sexe, on veut dire que c'est un organisme qui produit un type de gamètes, des cellules nécessaire à la reproduction. Dans l'ensemble, la biologie d'aujourd'hui semble affirmer que chaque fois qu'il y a reproduction sexuée, il y a seulement deux types de gamètes, donc deux sexes et seulement deux. Ça changera peut-être. Peut-être qu'on découvrira qu'on a mal observé. Mais dans l'ensemble, aujourd'hui, la littérature est relativement univoque : deux types de gamètes et seulement deux, donc, par définition, deux sexes.
Ça veut dire que la dualité des sexes est naturelle et non pas sociale ?
Encore une fois, quand on parle de l'espèce humaine, tout est plus compliqué. On ne fait pas de caryotype aux enfants à la naissance pour savoir s'ils sont garçons ou filles, XY ou XX. Tout le monde accordera que ce qu'on appelle « homme » ou « femme » n'est pas lié au type de gamète produit par les individus ! Si bien que quand on parle de deux « sexes » dans notre espèce, on ne parle pas uniquement d'une « réalité biologique » (les chromosomes, la forme des organes sexuels, ou le type de gamètes produit). Le « sexe » dans l'espèce humaine est un mélange de faits biologiques entremêlés à des représentations sociales. Le « sexe » humain n'a pas grand-chose de biologique : est-ce qu'il est par exemple « masculin » d'avoir des poils et « féminin » de n'en pas avoir ? Est-ce qu'il est par exemple « féminin » d'être doux et attentif aux autres, et « masculin » d'être égoïste et brutal ? Tout cela est une question d'attentes sociales et de définitions culturelles : or celles-ci sont variables dans le temps et dans l'espace.
Vous voulez dire que les « sexes » dans l'espèce humaine ont plus à voir avec la culture qu'avec la biologie ?
Oui. D'ailleurs, on ne parle pas de « mâle » et de « femelle », mais d' « homme » et de « femme » pour notre espèce : il y a un grand saut entre les deux. Le biologique ne suffit pas. Et c'est ce saut culturel que veulent oublier ceux qui nous ramènent à la nature. C'est pourquoi, en sciences humaines, nous parlons de « bicatégorisation »: nous demandons pourquoi les individus sont classés en deux sexes, et seulement deux. Nous avons coutume de traiter cette bicatégorisation comme une opération de classification, dont le fondement, la raison ultime, est administrative et politique : la dualité des sexes est une assignation, une opération qui attribue à chacun-e une place sur le mode du soit/soit : sois l'un ou l'autre, sans état intermédiaire possible [7]. Cette catégorisation est une construction, ce que dit bien le terme « dichotomie » : acte de couper en deux. Il y a bien sûr des différences biologiques entre les individus, mais il y a ensuite tout ce que les sociétés en font ; tout ce qu'elles veulent leur faire dire.
Pensez à la classification commune au XIXe siècle des individus selon leur race. L'histoire des sciences invite à d'intéressants parallèles entre les catégories de sexe et de race : dans les deux cas, on observe l'importance des biais idéologiques, qui veulent s'appuyer sur des « faits » naturels et objectifs. Or, la classification des individus selon les races a disparu et personne ne s'en plaint. Ça ne veut pas dire qu'il n'existe pas de différences entre les individus : mais cela veut dire que la société a décidé de se passer de la catégorie de « races » pour administrer les citoyens. Pourquoi n'en serait-il pas de même de la classification des individus selon les sexes ? Pourquoi est-on obligé de dire si l'on est un homme ou une femme avant de s'enregistrer pour prendre l'avion ? Pourquoi est-ce marqué dans notre numéro de sécurité sociale ? Pourquoi ne pourrait-on pas s'en passer ?
Vous suggérez que la biologie nous permet de prendre congé des idéologies ...
La biologie nous confronte à une richesse de données, qui oblige à ne pas penser en n'ayant que l'espèce humaine en tête. Les modes de reproduction dans la nature sont multiples. Et si les discours que les biologistes tiennent à leur sujet peuvent parfois reprendre des stéréotypes (mâles avides de sexe, femelles prudes), tout le monde doit accepter le décentrement que nous propose la biologie : confronter ce que nous savons ou croyons savoir de notre espèce et des vérités du sexe à ce qui se passe chez les autres vivants. La biologie donne le trouble devant la multiplicité des modalités du sexe dans la nature. On est bien loin des clichés développés par les associations catholiques et par les 80 députés conservateurs ! Surtout la biologie nous montre que la contestation des discours standards n'est pas simplement le fait de la société civile qui imposerait un quelconque « politiquement correct » aux savants : il y a, à l'intérieur de la biologie même, des traditions de discussion, de contestation de certains résultats. La biologie n'est pas un roc constitué de l'agrégation de vérités incontestables : c'est un champ théorique qui est constamment en débats.
Pouvez-vous donner un exemple de débat biologique où les études de genre ont apporté un éclairage utile ?
Le concept de sélection sexuelle en est un bon exemple. La sélection sexuelle est la théorie par laquelle Darwin expliquait l'apparition de traits en apparence peu utiles à la survie des individus qui les portent (par exemple, la fameuse traîne du paon, ou bien les bois des cerfs mâles). On l'a souvent résumée en disant que les mâles se battaient pour accéder aux femelles et que les femelles, timides, se bornaient à choisir qui elles préféraient.
Depuis les années 1970, des biologistes américaines ont pratiqué la biologie avec un œil sur la théorie féministe et ont critiqué ce récit : je pense à la primatologue Sarah Blaffer Hrdy, ou à la biologiste des populations Patricia Gowaty [8]. Elles ont montré le rôle actif que jouaient les femelles.
De plus, la sélection sexuelle est actuellement l'objet, à l'intérieur de la biologie, d'une contestation par les biologistes eux-mêmes. Beaucoup la défendent bien sûr, et la trouvent utile. Mais d'autres biologistes, encore minoritaires, remettent en cause le paradigme de la sélection sexuelle et proposent des théorisations alternatives.
Ces débats sont-ils enseignés, sinon au lycée, du moins à l'Université, en biologie, en médecine ?
Pas toujours. Beaucoup d'étudiants en biologie ont tendance à ressasser la vulgate : que les mâles sont avides du fait de leur grand nombre de spermatozoïdes à disséminer ; que les femelles sont chastes du fait de leurs ovules coûteux et rares. Si on leur apporte la contradiction sur ce point, on passe pour un dangereux idéologue, un féministe qui ne connaît rien à la science et qui est plus préoccupé de politique que de science.
Est-ce que ce ne sont pas des questions éminemment politiques, de toute façon, et dans quelle mesure ne risque-t-on pas d'autant plus d'idéologiser que l'on se tiendra pour plus assuré d'être un pur scientifique ? L'épistémologie féministe n'est pas enseignée aux biologistes ?
Effectivement, l'enseignement de la biologie ne contient que très peu d'histoire et philosophie des sciences, et en général, pas du tout d'épistémologie, surtout pas féministe. Ce faisant, les sciences biologiques sont dans l'illusion en pensant qu'elles sont à l'abri des représentations qui travaillent la société dans laquelle les théories et les expériences sont formulées.
Les féministes ont pu constituer une sorte de « bêtisier », qui collectionne les expressions les plus caricaturales du sexisme en biologie. Je pense en particulier au mythe de « la passivité prépondérante des femelles » et de « l'activité prédominante des mâles » [9]. Cette thèse, pour ridicule qu'elle soit, n'a pas dit son dernier mot : elle se prolonge ou s'amplifie dans la constatation, faite par des biologistes, de l'existence d'une différence morphologique des gamètes (les cellules reproductrices) : gros et peu nombreux chez les femelles, petits et nombreux chez les mâles. Aujourd'hui, on peut considérer que cette différence qu'on appelle « anisogamie » résume la définition biologique de ce qui fait un mâle et une femelle. L'anisogamie - la différence de taille des gamètes sexuels - n'a cessé, dans le champ de la sociobiologie ou de l'écologie comportementale [10], d'être convoquée comme un support possible pour expliquer naturellement des comportements humains différenciés selon les sexes. Ainsi pour l'orgasme féminin, les régimes d'appariement ou encore le viol [11]. Beaucoup de mythes donc. La vraie question me paraît être : qu'est-ce que l'on doit penser de la différence des gamètes ?
Dans le récit standard de la guerre des sexes, les mâles « parasitent » les femelles, en produisant des spermatozoïdes qui transportent leurs gènes sans apporter aucune autre contribution énergétique ou nutritionnelle au développement de la progéniture ; mais d'autres biologistes recherchent des explications alternatives : par exemple que la différence de taille entre les gamètes est une manière d'augmenter la surface de contact entre eux et de faciliter ainsi la reproduction.
Et du côté des sciences humaines, est-il tenu compte des apports de la biologie ?
Beaucoup de théoricien-ne-s du genre oublient que le sexe biologique mérite d'être pris en compte. Il est important de garder un œil sur les enseignements de chacune des deux cultures, scientifique et humaniste. Être un homme ou une femme est inévitablement biologique et social. Mais est-ce la même chose pour ce qui est d'être un mâle ou une femelle ? Les discours que nous tenons sur ces questions sont inévitablement situés : mais est-ce pour autant qu'il n'y a rien, pas de « faits » ou de « réalités » qui méritent d'être étudiés ? En disant cela, j'ai prononcé les mots interdits : « faits », « réalité », qui font souvent dresser les cheveux des philosophes qui trouvent cela naïf. Pourtant, je suis convaincu que tout l'intérêt de la biologie, c'est de nous faire toucher d'un peu plus près le fait qu'il y a des corps vivants, qui agissent, qui sont traversés par des processus, etc. Donc : n'en déplaise à certains philosophes, il n'y a pas que des discours. Et tant pis si cela me fait passer pour un affreux naturaliste ! (rires)
Au commencement, il y a donc du ou des corps, et non pas seulement du verbe, et les sciences sociales et humaines, qui excellent à soulever le masque conservateur d'un naturalisme toujours prêt à renaître de ses cendres, devraient s'intéresser davantage à la biologie...
Il ne s'agit pas de tout « naturaliser ». Mais les sciences sociales commettraient une erreur en pensant que la dimension biologique des questions de sexe ne les concerne pas. Depuis la théorie de la sélection sexuelle proposée par Darwin dans La descendance de l'homme et la sélection sexuelle [12], les biologistes de l'évolution enquêtent sur deux dimensions du sexe : d'une part, l'origine de la division des espèces en deux sexes (quelles sont les différences liées au mode de reproduction sexuée) et d'autre part, la question d'un possible versant comportemental des différences visibles (morphologiques ou phénotypiques). Si ce sont des faits, il faut les étudier. Et si ce n'en sont pas, il faut aussi le montrer, en produisant d'autres faits ou d'autres données.
Les féministes sont foncièrement antinaturalistes : les femmes ont pendant trop longtemps été assignées à remplir la fonction de La Femme, discursivement, si l'on peut dire, toujours plus corps et nature que l'homme. Le féminisme et la biologie n'en sont pas moins compatibles ?
Des femmes nourries de culture militante, féministe et biologique, ont apporté un regard différent sur les faits biologiques. Comme les postes dans les universités n'étaient pas pour elles, elles ont passé plus de temps à observer sur le terrain. Elles en ont rapporté des observations nouvelles qui ont permis de prendre en compte le point de vue des femelles : c'est-à-dire les stratégies actives des femelles dans la reproduction, qui n'étaient pas nécessairement compatibles avec celles des mâles. Par exemple, la manière dont les femelles peuvent éviter la copulation. Ou s'assurer du soutien de plusieurs mâles pour élever les petits.
Quelles sont à votre avis les pistes les plus prometteuses quant à l'interaction entre les études de genre et la biologie ?
De récents travaux portent sur la construction du corps dans l'interaction gène/environnement. Ils réfléchissent à des modèles qui permettent de penser comment nos corps sont à la fois entièrement biologiques et entièrement sociaux. Par exemple, on associe l'ostéoporose aux femmes âgées. Mais il faut se poser la question : est-ce là une maladie liée au sexe féminin (dont le secret serait enveloppé par exemple dans les chromosomes sexuels) ? ou une maladie qu'il faut attribuer au « genre », à l'organisation sociale : c'est-à-dire au fait que leur vie durant, de gré ou de force, les femmes en général mangent moins de protéines ou de laitages, font moins d'exercice physique, mènent une existence plus confinée et sédentaire, sont moins exposées à la lumière du soleil, etc. ? Il me paraît impensable que tout cela n'ait aucune influence sur la structure et la solidité des os - et sur l'ensemble du corps féminin ! Donc, oui : la théorie du genre a définitivement sa place dans les manuels de biologie.
Bibliographie de T. Hoquet :
« Bodybuilding. L'Évolution des formes », numéro spécial de la revue Critique, n° 764-765, janvier-février 2011
« La sociobiologie est-elle amendable ? Biologistes, féministes, darwiniennes face au paradigme de la sélection sexuelle », Diogène, 2009/1 n° 225
Darwin contre Darwin, Paris, éditions du Seuil, 2009
La virilité, Paris, Larousse, 2009
Buffon/Linné - Éternels rivaux de la biologie ? Paris, Dunod, Coll. Quai des sciences, 2007
Buffon : histoire naturelle et philosophie, éditions Honoré Champion, 2005
La vie, recueil de textes choisis, Paris Garnier Flammarion, coll. Gf Corpus, 1999