Alors même que les inégalités de fortune n’ont rien perdu de la réalité qu’elles eurent de toute éternité, notre époque semble se distinguer par un fait proprement inédit dans l’histoire : la disparition d’une classe oisive éclairée. Riches il n’y pas moins que jadis – et même très riches – pauvres il y a toujours – même si un peu moins pauvres, quoi qu’on dise – mais plus personne, dans nos sociétés, pour oser assumer le devoir d’oisiveté sans mauvaise conscience. Or, c’est bien aux membres des classes oisives d’autrefois que nous devons autant qu’aux classes laborieuses, et même plus, du point de vue du fameux « être au monde ». Que ces classes aient disparu n’est pas pour rien dans les progrès de la « décivilisation ».
« L’oisif ira loger ailleurs » s’égosille-t-on dans un couplet de l’Internationale. Sur ce point, le communisme l’aura emporté et l’oisiveté sera devenue la maladie honteuse du siècle. Cette injonction morale à exciper d’un travail rémunérateur est rigoureusement suivie, plus rigoureusement encore par ceux que la naissance et la fortune désignaient pour cultiver ou inventer les formes heureuses d’une oisiveté bien tempérée, formes d’autant plus impératives à rechercher à l’heure du progrès technique. Tout au contraire, ceux-là même qui, en quelque sorte, devraient montrer l’exemple, n’ont que « le fruit de leur travail » à la bouche, font étalage de leur
overbookage comme jadis de titres de noblesse, parasitent sans vergogne le monde du travail, occupant les places de choix, au détriment de ceux qui ont vraiment besoin de gagner leur vie. C’est eux qui mériteraient l’appellation d’ « actifs toxiques ». Ce n’est pas leur fortune ou leur héritage qui sont odieux, mais cette prétention ridicule et malsaine à se croire obligés de « bosser » comme tout le monde, et plutôt plus que tout le monde, prétention qui masque un vide existentiel abyssal et, de surcroit, s’accompagne de leçons de morale données aux « assistés ».
Ceux-là, ah si seulement on pouvait les faire disparaître d’un coup de baguette magique indolore pour la conscience collective ! Ce n’est pas par philanthropie qu’on leur sert chichement la soupe sous forme d’une rente hypocrite de type RSA à vie, c’est parce qu’on ne peut pas faire autrement, qu’on sait pertinemment qu’ils sont devenus encombrants, inutiles à la production de quoi que ce soit. Que personne d’à peu près sensé ne croit sincèrement en son for intérieur au « retour du plein emploi » n’empêche pas d’en maintenir la fiction et la campagne électorale qui s’annonce ne manquera pas, tous partis politiques confondus, d’enfourcher encore cette malheureuse chimère.
En attendant, « classe oisive » en formation il y a tout de même, à la pointe du progrès, mais elle croît dans la mauvaise humeur, l’hypocrisie et l’aigreur mutuelles et non comme classe de qui on pourrait attendre quelque chose. Ainsi les « assistés », les petits rentiers sociaux « par défaut » cultivent-ils une forme de revendication hargneuse, de paresse morale, de confusion intellectuelle, de goût pour la distraction inconsistante, et, enfin, d’appétence nihiliste pour n’importe quoi. De leur côté, les travailleurs contemporains qui, par leurs cotisations, financent les « assistés » ne sont pas moins prêts à s’aigrir. Il faut croire que le bénéfice moral qu’ils devraient retirer de leur travail, cette « réalisation de soi » à nulle autre pareille qu’on lui prête à longueur de temps ne suffit pas à les rendre magnanimes.
Nul doute que ces « assistés » appartiennent à la famille
d’Homo Festivus, fameuse raillerie inventée par Philippe Muray pour désigner un type d’individu contemporain chargés de tous les ridicules. Comme il est aisé de se complaire à dauber sur ce malheureux
Festivus ! Dans la plupart de ses manières et de ses idées il n’est pas spécialement séduisant, ce n’est que trop certain. On lui préférerait sans doute un
laborus. Mais pour cela, peut-être eût-il fallu ne pas tout lui enlever des mains. Ce serait un sacré
taf, dresser l'inventaire des gestes qu'il est désormais inutile de savoir exécuter. On voudrait croire que ce réservoir de gestes, qui a toujours distingué l'espèce humaine, se déplace mécaniquement vers d'autres pratiques. On voudrait croire que le temps et l’effort épargné par chaque nouvelle technique se transporte tout naturellement vers une autre activité ; que tous ceux, par exemple, qu’occupaient le transport hippomobile ont été versés dans l’activité ferroviaire. Au début, et même le temps de plusieurs décennies, cela a pu faire illusion. Mais à chaque transfert, il y a un
reste, on ne transfère jamais dans la nouvelle activité liée à un progrès technique la totalité du temps et de l’effort vaincu dans celle qui disparait et ce reste finit un jour, le nôtre, par devenir un excédent insupportable, qu’on ne parvient plus à reconduire sous forme d’une nouvelle activité, sauf en s’inspirant des Shadocks qui « pompent toujours », dans une consciencieuse absurdité. Ainsi croît et se multiplie ce mauvais drôle d'Homo festivus, l’homme festif de trop, le « sale gosse » partisan capricieux de la prétendue idéologie du « tout, tout de suite ».
A ne pas vouloir pas reconnaître
Homo Festivus, à n’en faire qu’une victime consentante de la prétendue idéologie du « Tout, tout de suite », de quelle ingratitude fait montre l’époque à l'égard de son rejeton naturel ! Elle s'obstine à nier qu'il soit bien d'elle (ce qui rend au moins cohérent qu'elle ne s'engage par dans son éducation.) Elle le laisse alors grandir au petit bonheur la chance, « l’assiste » avec ressentiment, le laisse vaguer d’activités « culturelles » en apéro géant, dans l'entretien pathétique de cette fiction du retour d’un labeur nécessaire et utile, à hauteur du plus grand nombre d'heures possibles, du plus grand nombre d’années et cela pour
tous, sans la moindre exception. Voilà ce qu'on imagine pour lui, tout en le privant jour après jour, par quelque trouvaille technique, du sentiment de sa déjà très relative utilité. Après quoi, il ne reste plus qu’à ricaner de ses bouffonneries, ce qui, en effet, n’est pas bien difficile.
Qu’espère-t-on ? Que les bénéficiaires des minima sociaux, les précaires ou les « bosseurs » artificiels qui forment le gros des troupes de Festivus tiennent salon comme les Guermantes ? Encouragent les arts et les lettres, la conversation, façonnent un nouvel art de vivre, de nouvelles distinctions, alors que personne ne leur en a donné la mission ni ne les y a préparé par l’éducation ?
Un doute finit par naître. Les dirigeants que nous nous donnons, à bouts de ressources, ne préféreraient-ils pas, sans se l’avouer, que cette population de déçus et d’encombrants qu’ils ont la charge d’administrer, si bien disposés à médire de la modernité à la façon du toxicomane maudissant sa came sans pouvoir s’y soustraire, que cette population de gêneurs soit finalement
occupée à prier cinq fois par jour, à trier le pur et l’impur entre deux bidouillages électroniques, soit finalement encadrée par la chiourme d’une religion rétrograde mais loin d’être incompatible avec le consumérisme et qui n’attend que cela, qu’on lui passe la main, laissant le champ libre et le soin de faire « tourner la machine » à une caste d’actifs toxiques, d’experts, de techniciens, nouvelle aristocratie du taf à durée illimitée ?
Que veut-on ? Décrier vainement
Homo festivus en lui déniant l’éducation et en ne lui offrant pour tout horizon qu’un « plein emploi » que personne n’est en mesure de lui fournir ? Ou chercher à trouver en lui de quoi fonder une nouvelle classe oisive éclairée, indispensable à toute civilisation ? Ou
pour en finir le laisser se transformer en
Homo islamicus tenu en respect par ses nouveaux maîtres ?
Il y a bien une quatrième voie, dont le principe peut venir à l’idée de l’usager d’une ligne d’autobus ordinaire qu’empruntent quotidiennement les travailleurs handicapés mentaux d’un ESAT (Etablissement et Service d’Aide par le Travail). Il arrive ainsi que l’on ait l’occasion de les voir grimper dans le bus, leur journée de travail terminée, et de faire avec eux un bout de trajet. Ils n’ont pas le statut de salarié et ne peuvent donc pas être licenciés, tout au plus dirigés vers d'autres structures s'ils ne s'adaptent pas, s'ils posent un problème. Ils travaillent en groupe, exécutent des tâches assez simples et néanmoins productives, soumises aux règles du marché, à un certain rendement, non à fin d'exploitation très rentable, encore moins de création de profits, suppose-t-on, mais, sans doute, de responsabilisation par le travail.
Nous voyageons ensemble, sur cette ligne d'autobus ordinaire, nous, les sains d'esprit et eux, les déficients, mais très vite, les frontières s'estompent entre les uns et les autres. Quelqu'un qui n'aurait pas ses habitudes sur telle ligne ne remarquerait en montant dans ce bus que les trisomiques, minoritaires, et, peut-être, quelques visages aux traits mal proportionnés, au maintien bizarre ou parcouru de tics. Il n'imaginerait cependant pas que ce bus est rempli au trois-quarts d'handicapés mentaux.
De fait, cette jeune fille absurdement boudinée dans un corsage bien trop court pour elle d'où débordent de pneumatiques bourrelets tandis qu'elle s'amuse à des mouvements de bouches avec son chewing-gum, sort-elle d'un ESAT ou d'un lycée ? Et celui-là, dont les seules épaules s'appuient contre le dossier, les fesses en bout de siège, jambes en compas écarté, rien ne dit qu'il soit sain d'esprit, ou plutôt, au contraire, tout indique qu'il l'est, les déficients mentaux, souvent prudents et craintifs, observateurs des règles, se calant
normalement sur leurs sièges et, au final, se tenant mieux. Se tenant mieux, d'ailleurs, dans la plupart des occasions de la vie publique, encadrés qu'ils sont et par une puissante pharmacopée et par une série de gestes conventionnels desquels ils ne s'émancipent guère, une fois qu'ils sont parvenus à s'y conformer. Ils sont eux-mêmes plus que quiconque, n'étant même qu'eux-mêmes, sans pour autant produire aucun des débordements du “soi-mêmisme”, parfaitement innocents, en somme.
Au village cette fois, il arrive aussi au passant de croiser un autre groupe de travailleurs handicapés mentaux qui forment une « brigade » d'entretien des espaces verts chargés du débroussaillage, de la construction de barrières champêtres, de la peinture de rambardes et d'autres menus travaux du même genre. Le jugement porté sur eux par les villageois est on ne peut plus positif et l’on s’avise soudain qu'il y a beau temps que l’on n’a pas entendu éloges si unanimes, distribués à un groupe de jeunes au travail. Et qu'apprécie-t-on chez eux, sinon, précisément, l'absence d'agressivité qui va souvent jusqu'à la jovialité bon enfant, l’obéissance et, de la part des responsables, un art de les diriger fondé sur l’écoute, la juste appréciation des possibilités de chacun et l’exercice d’une autorité reconnue ? Les voici, nos « braves petits gars » d'antan et leurs chefs d’équipe pleins de doigté ! De fait, la compassion pour leur handicap entre de moins en moins dans les commentaires. Au contraire, s'entend plutôt comme l'idée d'un exemple à suivre. Ah ! Une extension du domaine de l’ESAT appliquée aux « assistés », sous l’œil vigilant des minarets, quel remède souverain pour en finir avec les singeries
d’Homo Festivus et régler la question de l’emploi ! Les actifs toxiques pourraient en rêver…
Il est vrai qu’introduire dans le « Tout, tout de suite » de notre temps, dans l’oisiveté qu’il produit nécessairement, ce que Barthes appelle la « discipline fructueuse », suppose un vrai travail, beaucoup d’audace et de courage… Ne pas oser entreprendre cette tâche au nom d’une définition du travail devenue malsaine et anachronique nous menace de biens étranges lendemains…
Mais bien sûr la guerre, la bonne vieille guerre, est toujours prête à offrir ses services quand on ne sait vraiment plus quoi
faire.