...La chaleur est déjà lourde quand je reviens au quartier des Français, pour chercher l'ombre à bord de mon petit bateau amarré contre la berge. Accablement et silence, dans ces rues si bien tracées mais vides, où l'herbe envahit les trottoirs. A part quelques forçats cambodgiens, tout nus, lair nonchalant et heureux, qui arrosent les pelouses des jardins aux bizarres fleurs, je ne rencotre plus personne : la ville du roi Norodon va s'endormir jusqu'à la tombée du jour, sous l'éblouissement de son soleil. Et décidément ce petit coin de France, qui est venu se greffer là, ne semble pas viable, tant il a pris, en peu d'années, un air de vétusté et d'abandon.
A trois heures de l'après-midi, je fais appareiller pour continuer mon voyage vers les ruines d'Angkor, en remontant le cours du Mékong.
Assitôt apparaît Phom-Penh. Et la grande brousse asiatique recommence de nous envelopper entre ses deux rideaux profonds, en même temps que se révèle, partout alentour, une vie animale d'intensité fougeuse. Sur les rives, que nous frôlons presques, des armées d'oiseaux pêcheurs se tiennent au guet, pélicans, aigrettes et marabouts. Parfois des compagnies de corbeaux noircissent l'air. Dans le lointain, se lèvent des petits nuages de poussière verte, et, quand ils s'approchent, ce sont des vols d'innombrables perruches. Cà et là, des arbres sont pleins de singes, dont on voit les longues queues alignées pendre comme une frange à toutes les branches.
De loin en loin, des habitations humaines, en groupe perdu. Toujours un fuseau d'or les domine, pointant vers le ciel: la pagode.
Mes hommes ayant demandé de s'approvisionner de fruits pour la route, je fais arrêter, à l'heure du crépuscule, contre un grand village bâti sur pilotis tout au bord du fleuve. Des Cambodgiens souriants s'avancent aussitôt, pour offrir des cocos frais, des régimes de bananes. Et, tandis que les marchés se discutent, une énorme lune rouge surgit là-bas, sur l'infini des forêts.
La nuit vient quand nous nous remettons en route. Cris de hiboux, cris de bêtes de proie; concert infini de toutes sortes d'insectes à musique, qui délirent d'ivresse nocturne dans les inextricables verdures.
Et puis, sur le tard, les eaux s'élargissent, tellement que nous ne voyons plus les rives : nous entrons dans le lac immense, formé ici chaque année, après la saison des pluies, par le puissant fleuve qui périodiquement inonde les plaines basses du Cambodge et une partie des forêts du Siam. Pas un souffle de brise. Comme sur de l'huile, nous traçons, en glissant sur le lac de la fièvre, des plissures molles, que la lune argente. Et l'air tiède, que nous fendons vite, est encombré par des nuées de bestioles étourdies, qui s'assemblent en tourbillon à l'appel de nos lanternes et s'abattent en pluie sur nous : moucherons, moustiques, éphémères, scarabées ou libellules.
Vers minuit, alors que nous venions de nous endormir, fenêtres ouvertes et demi-nus, tout à coup nous arrive un essaim d'énormes scarabées noirs, bardées de piquants comme des châtaignes, mais d'ailleurs inoffensifs, qui se promènent en hâte, explorant notre poitrine et nos bras.
[c'était la suite et la fin de cette même entrée du 25 novembre 1901. Je voudrais en profiter pour vous soumettre trois commentaires:
1/ en vous invitant à relever le très grand réalisme de ces descriptions, fidèles en tous points, jusque dans ce qu'il faudrait nommer la lente et mesurée prosodie des lieux, à son objet;
2/ Cette prose de 1901 rappelle immanquablement celle, anglaise, de Conrad dans le monde tropical qui lui était contemporaine, dans ses romans dont l'action se situe dans l'Asie tropicale et la puissante évocation de son monde naturel (
Almayer's Folly; an
Outcast of the Islands, Victory, The Secret Sharer); elle lui est soeur et égale par tous ces traits qui la rendent si attachante et si pénétrante;
3/ la littérature occidentale,
quelle que soit sa langue d'expression, a atteint son sommet, son acmée absolue, entre 1900 et le départ de la guerre de 14, le départ pour la fin.
Je poursuivrai demain, quand ma connexion internet d'ici se sera stabilisée, comme je l'ai promis à Cassandre, avec la visite de Viaud à Angkor Vat, où il découvre "le cycle de la chauve-souris" et ce qu'il faudrait désigner comme principe de la "thésaurisation dans l'empyrée"]