Après bien des recherches, j'ai retrouvé le passage, le plus clair à mon avis, où Bergson expose sa conception de la différence entre le "temps des physiciens", "temps homogène", qui est un artifice de comptable unidimensionnel supposément objectif, et la "durée", temps intérieur, temps vécu, seul temps authentique et plus proche du phénomène originel ; je trouve l'aisance et la limpidité avec lesquelles Bergson exprime la chose remarquables...
« Chacun des états dits successifs du monde extérieur existe seul et leur multiplicité n'a de réalité que pour une conscience capable de les conserver d'abord, de les juxtaposer ensuite en les extériorisant les uns par rapport aux autres. Si elle les conserve, c’est parce que ces divers états du monde extérieur donnent lieu à des faits de conscience qui se pénètrent, s’organisent insensiblement ensemble et lient le passé au présent par cette solidarité même. Si elle les extériorise les uns par rapport aux autres, c’est parce que, songeant ensuite à leur distinction radicale (l’un ayant cessé d’être quand l’autre paraît), elle les aperçoit sous forme de multiplicité distincte ;
ce qui revient à les aligner ensemble dans l’espace où chacun d’eux existait séparément. L’espace employé à cet usage est précisément ce qu’on appelle le temps homogène…
La multiplicité des états de conscience, envisagée dans sa pureté originelle, ne présente aucune ressemblance avec la multiplicité distincte qui forme un nombre. Il y aurait là une multiplicité qualitative. » (
Essai sur les données immédiates de la conscience)
Il apparaît qu'en définitive, mais cela peut être discuté, Bergson identifie purement et simplement la durée vraie au "moi fondamental" : il s'agit de l'ensemble de « perceptions, sensations, émotions et idées qui se présente sous un aspect confus, infiniment mobile, et inexprimable, parce que le langage ne saurait le saisir sans en fixer la mobilité », un "flux de conscience" s'éprouvant dans le cours du
présent passant, si vous voulez, un "temps-qualité" toujours unique bien que contenant en mémoire le passé (ce qui en constitue la "multiplicité qualitative"), et dont la projection artificielle (et donc impropre, ne nous trompons pas de dimension...), littéralement l'étalement dans l'espace, produit le temps chiffrable, mesurable, le "temps-quantité".
A priori, le temps de la relativité d'Einstein est bien un "temps-quantité", il est mesurable, précisément, en tant que grandeur dont la variation, au regard d’un autre référentiel, est rendue nécessaire du fait de l'existence d'une constante universellement valable dans tous les référentiels, pour le dire intuitivement ; il ne s'agit donc pas du "temps-qualité" bergsonien, temps vécu qui est constitutif de l'être même de la conscience (cela ne veut pas dire que les deux types de "temps" ne puissent entretenir quelque rapport, et Bergson a d'ailleurs essayé de "concilier" les deux dans
Durée et simultanéité (je m'empresse de dire que je ne l'ai pas lu), mais il semble que Bergson se soit un peu emmêlé les pinceaux dans sa compréhension technique de la relativité —
to be fair, de mauvaises langues prétendent qu'Einstein n'aurait, de son côté, pas compris l'intuition fondamentale de Bergson...)
Je crois que cela veut dire également que la durée de Bergson n'est pas "une dimension architectonique de l'être", comme vous dites (un peu généralement, si vous permettez), si vous entendez par là un élément emboîtable parmi d'autres dans une configuration, et cela pour la raison principale que cette conception du temps, comme celle de Kant d'ailleurs, et probablement comme celle de Heidegger, n'admet aucune extériorité, pour qu'on puisse concevoir, avec quelque sens, quoi que ce soit qui ne soit pas
en lui ; ce temps est considéré comme une dimension si fondamentale et constitutive de tout être possible, que la dissociation que vous opérez par la suite, entre l'"univers" proprement dit et le temps, en paraît impossible.
Pour Bergson, en effet, ce temps intérieur n'est pas seulement subjectif en ceci qu'il s'opposerait à une réalité objective concevable hors et indépendamment de lui, mais c'est précisément dans cette modalité subjective de tout apparaître possible dans le temps, dans cet être propre à la conscience, qu'il s'approche le plus de la temporalité réelle englobant toute réalité, donc tout être, donc tout étant possibles.