« Je trouve assez paradoxal de parler d’énergie vitale pour des gens qui ne savent que semer la mort, se complaire en elle. » écrivait Cassandre, ce qui lui a valu des compliments. Mais cette capacité à semer la mort, n’est-elle pas précisément la condition première du nihilisme que prête Badiou aux tueurs du 13 novembre, en qui il voit les « fascistes modernes » ?
Tout n’est pas à jeter dans cet opuscule sur les tueries de novembre. Une fois admis qu’en bon communiste Badiou ne peut faire autrement que dénier à la religion le moindre statut d’agent actif de l’Histoire et la confine à un rôle de « vêtement » commode endossé par les tueurs nihilistes, on peut tout de même tirer deux ou trois choses de son analyse, au moins au titre du questionnement. Si prévenu que l’on puisse être contre l’auteur et en dépit de ses rigidités idéologiques, sa lecture est plus stimulante que celle de tout le bataclan des sociologues, devenus inintelligibles à force de tenter de slalomer entre interdits lexicaux, tabous moraux, impensés de toute sorte. Au moins, avec Badiou, a-t-on à faire à un point de vue clairement exposé, fut-il jugé simpliste. Par exemple sur le thème de l’intérêt qu’il y a à détruire les Etats, à l’heure où certaines « firmes » déterritorialisées ont atteint à la puissance de d'Etats moyens et quand on observe autant de nationalités représentées dans un « organigramme » de firme internationale que chez les membres de Daech :
« Je pense que ce qui apparaît petit à petit, c’est l’idée suivante. Plutôt que de prendre en charge la tâche pénible de constituer des Etats sous tutelle de la métropole, ou, plus encore, des Etats directement métropolitains, il est possible tout simplement de
détruire les Etats. Et vous voyez la cohérence de cette possibilité avec la désétatisation progressive du capitalisme mondialisé. On peut après tout créer, dans certains espaces géographiques remplis de richesses dormantes, des zones franches, anarchiques, où il n’y a plus d’Etat, où par conséquent, on n’a plus à discuter avec ce monstre redoutable qu’est toujours un Etat, même s’il est faible. […] Dans une zone où toute vraie puissance étatique a disparu, tout le petit monde des firmes va opérer sans grand contrôle. Il y aura une sorte de demi-anarchie, des bandes armées, contrôlées ou incontrôlables, cependant les affaires peuvent continuer, et même mieux qu’avant. Il faut quand même bien se rendre compte que, contrairement à ce qui se dit, à ce qui se raconte, les firmes, leurs représentants, les agents généraux du capital, peuvent parfaitement négocier avec des bandes armées, et à certains égards plus facilement même qu’avec des Etats constitués. Il n’est pas vrai que l’anarchie étatique et les cruautés inimaginables qui vont avec soient nécessairement en contradiction formelle avec la structure du monde tel qu’il est aujourd’hui. »
D’autre part, l’analyse de Cassandre à propos de l’organisation mafieuse des islamistes et de la contradiction des musulmans qui désirent s’installer en Europe pour en profiter
mais la détruire n’est pas sans parenté (je dis bien « parenté » et non identité) avec l’analyse de Badiou et de ses « déçus de désir d’Occident » :
« En se fascisant, le déçu du désir d’Occident devient l’ennemi de l’Occident, parce qu’en réalité son désir d’Occident n’est pas satisfait. Ce fascisme organise une pulsion agressive, nihiliste et destructrice, parce qu’il se constitue à partir d’une répression intime et négative du désir d’Occident. Il est largement un désir d’Occident refoulé, à la place de quoi vient se situer une réaction nihiliste et mortifère dont la cible est précisément ce qui était l’objet du désir. On est dans un schéma psychanalytique classique. »
Là où bien sûr les choses divergent tout à fait avec les analyses de Cassandre c’est en cela :
« Quant à sa forme, on peut définir ce fascisme moderne comme une pulsion de mort articulée dans un langage identitaire. La religion est un ingrédient tout à fait possible de cette articulation […] mais la religion n’est qu’un vêtement, elle n’est aucunement le fond de l’affaire, c’est une forme de subjectivation, pas le contenu réel de la chose. »
Mais plus loin :
« La forme pratique de ces fascismes c’est toujours la logique de la bande, le gangstérisme criminel, avec la conquête et la défense de territoires où on a le monopole des affaires, comme le dealer dans son coin de cité. Pour tenir, il faut le caractère spectaculaire de la cruauté, le pillage, et pis aussi, dans le cas des différentes mafias, le recyclage permanent des choses dans le monde du marché mondial. De même que le désir nihiliste n’est qu’un envers du désir d’Occident, de mêmes les zones désétatisées où prospère la subjectivité nihiliste sont articulées au marché mondial, et donc au réel de l’Occident. Daech, je vous l’ai dit, est une firme commerciale, qui vend du pétrole, des œuvres d’art, du coton, des armes, des tas de choses. Et ses mercenaires sont en fait des salariés, avec quelques privilèges supplémentaires dus au pillage et à la réduction en esclavage de captifs et de captives.
Cette forme fascisante est donc en réalité interne à la structure du capitalisme mondialisé dont elle est en quelque manière une perversion subjective. […] Disons finalement que ce fascisme est le revers d’un désir d’Occident frustré, organisé plus ou moins militairement sur le modèle flexible de la bande mafieuse et avec des colorations idéologiques variables, où la religion tient une place purement formelle. »
En somme, pour un descriptif assez semblable, deux explications tout aussi univoques : pour Badiou le coupable c’est le capitalisme mondialisé en soi, pour les In-nocents, l’islam en soi. On pourrait alors avancer une synthèse : l’islam offre les conditions idéales de la forme d’anarchie dont a besoin le capitalisme mondialisé.