S'agissant des côtés pratiques de la vie matérielle, après l'employée
au pair névrosée, qui fait de la vie de la femme au foyer un carcan, viendra le
Bug (insecte) caractériel, robot ayant l'aspect d'un insecte, programmé tous les matins par une carte mécanographique pour briquer les marches d'escalier, escalader les appuis des fenêtres, baver de la crème à lustrer, faire fonctionner le lave-linge, ouvrir les boîtes de conserve pour le déjeuner. Les Bugs auront une tendance à partir en vrille et faire n'importe quoi, ou à s'abandonner au
go-slow, et les réparateurs de Bug manifesteront les mêmes travers sous une forme accentuée (
Le Bug se fait encore attendre mais il montre déjà le bout de son nez, au Japon notamment)
La circulation automobile, après avoir été chaotique dans les années 70, sera porteuse d'espoir d'amélioration. Et tel sera le cas grâce à la sagesse des planificateurs londoniens de la circulation qui auront tenté l'expérience d'une brillante suggestion de votre serviteur. A compter du jour "T", soit le 1er janvier 1980, l'arrondissement de Westminster a été libéré de la vue et de l'odeur des voitures automobiles (
il a fallu attendre les jeux olympiques de Londres en 2012 pour que cette "vision" de Koestler portant sur les années 80 connaisse un début de réalité); à leur place, les riverains trouveront dans les rues des voiturettes électriques, tous les trente mètres environ, prêtes à être conduites par n'importe qui vers n'importe qu'elle destination à l'intérieur de l'arrondissement, au tarif de dix pences le mille payable par l'insertion d'une pièce dans une fente du tableau de bord ;
(Koestler emporté par l'utopie, en oublie le vandalisme, les incivilités et les vols : le délire utopiste est la maladie professionnelle par excellence du futurologue, comme la scilicose est celle du mineur de fond); l'usager pourra abandonner la voiture où il voudra. L'expérience aura été à ce point couronnée de succès qu'elle sera rapidement élargie à l'ensemble du Grand Londres, puis généralisée à toutes les grandes agglomérations urbaines du pays. Chaque arrondissement sera doté de ses propres voiturettes qui seront propriété collective, chacune distinguée par la couleur de son arrondissement et elles ne seront pas autorisées à circuler au-delà de ses limites
(Dans certaines grandes villes d'Asie comme Bangkok ou Hong Kong, c'est le cas des taxis, dont la couleur indique qu'ils n'assurent les courses que dans un secteur donné de la ville ou de la conurbation, -- ce système était en place à Hong Kong dès la fin des années 70). Un réseau de grandes artères reliera les arrondissements les uns aux autres où circuleront les voitures normales, canalisées vers des garages situés en des points stratégiques. Outre ce qu'il adviendra de la circulation automobile, les gens dans les années 80 se déplaceront beaucoup moins qu'aujourd'hui. Les divertissements par les médias de masse seront diffusés dans tous les foyers
(on perd beaucoup à traduire ce "piped into every home" par "diffusés dans tous les foyers : "piped in" est utilisé pour parler de la "sonorisation continue" qui prive de silence le citoyen où qu'il se trouve dans l'espace urbain ou péri-urbain, du restaurant de quartier au quai de gare de banlieue -- aujourd'hui, internet apporte le "streaming" chez l'usager, et comme le prévoyait Koestler -- qui n'envisageait pourtant pas l'existence d'Internet -- l'industrie du divertissement n'attend pas que vous alliez à elle : elle vient chez vous et s'auto-invite partout).
Les ministères et les immeubles de bureau seront rendus de plus en plus superfétatoires par les systèmes de télécommunication en circuit fermé
(prémonition de l'Eternet et des réseaux LAN, qui ne commenceront à être exploités par l'industrie et le secteur tertiaire que dans le dernier tiers des années 90. Ici et dans la suite de ce chapitre, Koestler anticipe, assez "génialement", le télétravail, qui n'a pris son essor en Europe que dans le milieu de la décennie 2000), permettant aux fonctionnaires, aux cadres et aux employés de mener leurs affaires de leur table de travail chez eux dans la grande banlieue. Au fur et à mesure que se développera la communication d'écran à écran
(anticipation de la civilisation de l'écran, dans laquelle nous sommes aujourd'hui tous plongés) venue remplacer la communication face à face et devenant la règle, se propageront dans la population de curieux symptomes névrotiques, auxquels les psychiatres donneront le nom de "privation tactile". Les dialogues constants menés sur les écrans avec des fantômes tridimensionnels créeront une envie irrésistible de toucher, de tâter, de frapper ou de tapoter l'apparence désincarnée. Néanmoins, des dispositifs ingénieux appelés simulateurs tactiles, associés à des psychothérapie tactiles
(cf. l'engouement post-moderne pour les massages) -- "touchez ce que vous voyez, passez votre main sur ce que vous aimez,
keep in touch ! gardez le contact" -- aideront les gens à ne pas entièrement perdre leur "prise" sur le réel (
on dut cependant attendre 2009/2010 pour que les tablettes tactiles et les écrans à commande tactile des téléphones à tout faire fissent leur apparition sur le marché).
Mais revenons à mon point de départ qui est celui des difficultés que rencontre celui qui veut dire l'avenir alors que l'histoire s'accélère comme un avion avant de décoller. Il y a trois ans, cet excellent hebdomadaire, le
New Scientist, invitait une centaine de personnalités de réputation internationale, faisant autorité dans leur domaine, à prédire l'état du monde vingt ans à l'avance, soit "le monde en 1984". Etonnamment, seules quatre des célébrités de ce brain trust international ont évoqué la possibilité d'un conflit armé majeur, en affirmant qu'il n'aurait pas lieu. Tous les autres n'allèrent même pas jusqu'à en émettre l'idée. J'ai suivi leur exemple, car comment faire autrement ? L'inimaginable ne peut être évoqué. Dans le
Danton de Büchner, il y a une scène dans laquelle le héros, ayant deviné que Robespierre est à ses trousses, passe une nuit caché sur la lande. Il y fait froid et venteux, si bien qu'à la fin, il décide de rentrer chez lui. Une moitié de son esprit sait ce qui l'attend, mais l'autre moitié n'y croit pas. "Quel que soit ce que nous dit la raison, songe-t-il, au fond de nous, il y a une petite voix souriante qui nous dit que demain sera comme hier". Quelques heures plus tard il est arrêté. C'est la même voix qui me dit qu'après mon déjeuner, le 15 septembre 1980, je serai penché dans d'âpres réflexions sur la grille des mots croisés n° 15691 du Times.
FIN
Koestler, né en 1905, du même âge que notre Sartre, lequel refusa de lui serrer la main, est mort par suicide, avec sa femme Cynthia qui l'accompagna dans ce geste, en mars 1983. Koestler n'était pas un esprit supérieurement puissant comme l'était sans doute Sartre. Il avait seulement acquis un demi-siècle d'avance sur ce dernier pour avoir eu tort, et pris conscience de ses torts politiques, plus tôt que l'autre, resté ami des communistes et des porte-valise du FLN jusqu'aux accords d'Evian. Koestler avait été l'amant du Castor, ce qui pouvait expliquer l'animosité du couple parisien envers le transfuge hongrois rescapé de toutes les machines de mort du siècle, anti-communiste fervent après avoir été agent du Komintern dans l'Espagne en guerre civile et qui avait été un des derniers hommes à saluer Walter Benjamin. Quand il fit le choix de mourir, alors que cette décennie objet des spéculations rapportées supra était déjà bien engagée, il était atteint de la maladie de Parkinson et souffrait de leucémie à un stade terminal. Cynthia était en bonne santé. Ce suicide couplé est peut-être unique dans la biographie d'un écrivain en Occident. Je n'en connais pas d'autre exemple. Le Japon, en revanche, et dans le siècle de Koestler, n'en est pas exempt ; on songe au cas du romancier et essayiste Osamu Dazai que sa compagne Tomie Yamazaki accompagna au-delà du bout le 13 juin 1948. Le suicide de Cynthia fut "reproché" posthumément à Koestler par des féministes en Angleterre : Cynthia devait être "sous emprise", comme elles disent infailliblement au sujet des femmes qui aiment un homme sans retenue et sans bornes inutiles.
Tomie Yamazaki