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L'établissement d'une complaisance

Envoyé par Utilisateur anonyme 
Utilisateur anonyme
24 janvier 2009, 14:41   L'établissement d'une complaisance
Voici quelques extraits de L'Etabli, de Robert Linhart, récit de l'expérience vécue par un intellectuel maoïste, qui, par militantisme, se fait embaucher à la fin des années soixante, dans les usines Citroën, comme O.S.2.

Le personnage qui apparait dans les extraits est le dédicataire du livre, dédicace ainsi conçue :
à Ali
fils de Marabout
et manoeuvre chez Citroën


On trouvera peut-être dans ces lignes quelque chose de l'origine de cette fascination d'hommes de gauche pour les « pratiquants » (il faudrait y ajouter la description d'un autre ouvrier, un Algérien occidentalisé, en pantalon d'éléphant et coupe de cheveux façon Beatles (Linhart dixit) et qui, lui, est très antipathique à l'auteur.)


« La rencontre d'Ali joua un rôle décisif dans la transformation de mon état d'esprit. Un choc, mais si complexe que, même aujourd'hui, je ne pourrais le définir avec exactitude, alors que près de dix ans ont passé. Une bouffée d'air du grand large, la vision de masses tellement plus olontaines et plus obscures, et aussi la déocuverte de quelque chose de fraternel et ragique à la fois. Mais les mots, tout à coup, me semblent faibles, et impropres.
Je n'ai connu Ali qu'un seul jour.
Une journée complète de travail, de sept heures du matin à cinq heures du soir.
[Cet Ali et Linhart ont pour mission d'alimenter en caisses de 2CV une certaine chaîne de montage.]

Chaque fois que je repasse par l'entrepôt, je lui jette un regard rapide, parfois un sourire, mais sans jamais avoir eu le temps de m'arrêter ni de lui parler. Lui, de son côté, ne dit pas un mot.
Il est grand, très maigre, brun de peau. Il me semble le connaître de vue, pour avoir remarqué, en le croisant dans les ateliers ou les vestiaires, le tatouage bleu, en forme de point, qu'il porte au bas du front, entre les sourcils, et qui souligne son air farouche.
[...]

Huit heures et quart : pause de dix minutes pour le casse-croûte. Je reviens m'abriter dans l'entrepôt de stockage, glacial mais protégé de la pluie fine qui continue de frapper la cour en petite bourrasques. Je m'adosse à une carrosserie et sors mon sandwich. L'homme au tatouage ne bouge pas. Toujours debout, indifférent à la pause : elle paraît ne pas le concerner. Je m'approche et lui propose de partager, puisqu'il paraît ne rien avoir apporté à manger. Il jette un coup d'oeil sur le pain d'où dépasse une tranche de jambon, et secoue la tête en signe de refus :
« Je ne mange pas de cochon. »
Puis, d'une voix grave, comme s'il ne s'adressait pas directement à moi mais poursuivait sa rêverie :
« Je suis fils de marabout. J'ai beaucoup étudié. Beaucoup étudié l'arabe. La grammaire arabe. C'est très important.. »
Un silence.
[...]

« La langue arabe est une très grande langue. Ce sont les Arabes qui ont inventé la grammaire. Ils ont aussi inventé les mathématiques, et les chiffres pour le monde entier. Ils ont inventé beaucoup de choses. »
Il a élevé la voix, et sa fierté résonne étrangement dans l'entrepôt métallique, qui renvoie l'écho.
Emu, je commence une réponse un peu solennelle, cherchant mes mots pour dire en phrases simples que j'ai un grand respect pour la culture arabe.
[...]
Pas toujours commode, de comprendre ce qui raconte Ali. Des fois, ça s'emballe, ça devient vite haché, les mots s'entrechoquent. Il y a des coupures, de longs silences. En général, j'arrive quand même à suivre.
Tout à coup, Ali se met à me parler de sa vie il y a longtemps. Village très pauvre, au sud du Maroc. Famille nombreuse, misérable. Frères et sœurs morts en bas âge. L'occupation française.
[...]

Je ne sais pas quoi dire. Je murmure : « C'est terrible... C'est le colonialisme. »
Il me fait cette réponse étrange : « Non, le colenelianisme, c'est bien. » - « ? » - « Le colenelianisme, c'est bien. Colonel Nasser, Colonel Boumedienne. C'est bien pour nous. »
[...]

A quelque chose que je lui dis ou lui demande (de quoi s'agissait-il ? D'une nourriture, ou de quelque chose à fumer, je ne sais plus), il répond vivement : « Non, je ne fais jamais ça, c'est « juif » »
Moi : « Comment ça, c'est « juif » ?
Lui : «  Ça veut dire : c'est pas bien, il faut pas le faire. »
Moi : Mais non, « juif », c'est un peuple, une religion.
Lui : « Non, non. « Juif, c'est l'enver des autres. On dit « juif » pour dire que c'est pas comme il faut.
Moi : « Mais il y a une langue juive... »
Lui : « Une langue juive ? Non ! Non ! »
Moi : « Si, elle s'appelle l'hébreu. »
Lui : « Non, écrire « juif », c'est écrire l'arabe à l'envers. C'est écrit pareil, mais dans l'autre sens. »
Je m'arrête.
« Ecoute, Ali, je sais ce que je dis, je suis juif moi-même. »
Et lui, sans se démonter, avec un hochement de tête indulgent et presque une ébauche de sourire : « Mais tu ne peux pas être juif. Toi, tu es bien. Juif ça veut dire quand c'est pas bien. »
Ça aurait pu durer des heures. Nouvelle impasse. Les opérations de déchargement nous interrompent encore.
L'après-midi s'écoula ainsi, chaotique. Gouffre de deux langues, de deux univers. J'essayais d'imaginer dans quel monde vivait Ali, comment il percevait les choses, et une impression d'infini me saisissait. Il aurait fallu parler des années... [...] Et j'avais en même temps le sentiment d'un Ali très proche. Le gréviste solitaire et buté, l'enfant au chien noir, le souffre-douleur de Danglois. Un frère obscur, un instant surgi de la nuit qui allait le happer de nouveau.
Effectivement, on le baladait de poste en poste, de brimade en brimade [il a participé, comme l'auteur à un mouvement de grève], et dès le lendemain, il avait disparu. »

Robert Linhart – L'établi (1978)
Merci Orimont. Je n'avais pas rouvert ce livre depuis sa parution. Au fond, ça ressemble à du Duras, du plus pauvre, du plus navrant Duras, façon "Le Camion", ce genre de prose et "d'expérience dans le peuple" faisant florès dans ces années-là chez cet éditeur (Minuit). Vous savez ce qui est arrivé à Robert Linhart ? Il s'est tu. Tout à fait. Il ne desserre pas les dents. Sa fille, romancière, en tout cas écrivaillonne, raconte ce phénomène dans un livre récent. C'est tout à son honneur. On espère qu'il ait l'heureuse idée de demeurer ainsi le bec cloué jusqu'au Jugement Dernier ou à défaut, la résurrection de Sainte-Marguerrite-au-Camion...
"Juif, c'est l'envers des autres."

Certaines idées se nichent décidément un peu partout, cela m'a fait penser à cette curieuse phrase de l'historien Pierre Chaunu, à propos de la Shoa :
"C'est l'élection à rebours."
Utilisateur anonyme
26 janvier 2009, 18:05   Re : L'établissement d'une complaisance
Citation

Je suis fils de marabout. J'ai beaucoup étudié.
Oui, on sent bien, dans les réflexions d'Ali, tout le bénéfice de ses longues études.
Robert Linhart était une intelligence brillante, très brillante, que l'ouvriérisme a brisée. Mai 1968 et l'irruption du mouvement étudiant l'ont totalement déstabilisé au point de sombrer dans une dépression extrême.
Chouette, une anacoluthe pour la collection du P.I. !
Je sentais quelque chose de bizarre dans cette phrase. Mais je ne suis pas certaine que la syntaxe y soit fautive. J'aurais pu écrire "au point qu'il sombra dans une dépression extrême". Est-ce pour autant une anacoluthe (ou simplement une construction grammaticale erronée) ?
Erronée, je pense, si je puis me permettre, Madame Ostinato. Il y a un changement subreptice de sujet dans la phrase, ce qui n'est pas un usage littéraire de l'anacoluthe...
Mais il y a 2 phrases, et 2 sujets, le sujet de la première devient complément direct dans la seconde, par le "l'". Pourriez -vous, cher M. Bernard Lombart préciser un peu plus en quoi la construction est fautive. Comment exprimeriez-vous correctement mon propos ?
Mai 1968 et l'irruption du mouvement étudiant l'ont totalement déstabilisé au point qu'il sombra dans une dépression extrême.

Ou bien

Il fut totalement déstabilisé par Mai 1968 et l'irruption du mouvement étudiant, au point de sombrer dans une dépression extrême.

Dans les deux cas le sujet est conservé.
Mais pourquoi n'ai-je pas le "droit" de changer de sujet d'une phrase à l'autre ?
Madame, vous avez le droit de changer de sujet autant que vous voulez mais dans la forme que vous avez adoptée, la deuxième proposition ne comporte pas de sujet, ce qui implique normalement qu'elle a le même que la première, c'est-à-dire Mai 1968 et l'irruption du mouvement étudiant. Littéralement, vous avez écrit que Mai 1968 et l'irruption du mouvement étudiant ont sombré dans une dépression extrême.
Je n'ai pas voulu écrire "au pointqu'il sombra" (trop "antique"), j'ai donc écrit "au point de sombrer". Pour moi la proposition subordonnée "complément de manière", se rapporte sans ambiguité au verbe à la forme passive "il fut totalement déstabilisé", et je ne vois pas comment on peut attribuer cette "manière", même d'un point de vue syntaxique, à mai 68 et au mouvement étudiant. Serait-je parce-que je n'ai pas répété "par" devant mouvement étudiant ?

Pardonnez-moi, tant que je n'ai pas compris, je m'obstine (ostinato)....
Je croyais qu' ostinato était une allusion musicale...
Utilisateur anonyme
29 janvier 2009, 13:21   Re : L'établissement d'une complaisance
la proposition subordonnée "complément de manière"

Ne s'agit-il pas plutôt ici d'un complément de conséquence (au point qu'il a sombré) ?
À mon tour...

Madame Ostinato, il y a bien deux phrases, mais la seconde comporte deux propositions (une indicative et une infinitive). Voyez :

Mai 1968 et l'irruption du mouvement étudiant l'ont totalement déstabilisé // au point de sombrer dans une dépression extrême.


Le sujet de la première ("ont déstabilisé") est : "mai 68 et l'irruption".
Le sujet de la seconde ("somber") est "le" (pronom représentant le monsieur de la phrase précédente).
Les deux sujets sont différents, ce qui constitue l'anacoluthe.
Les 2 et même les 3 (allusion à Louis-René Des Forêts qui dans "Ostinato" compare la persistance de l'enfance tout au long de la vie et jusqu'à la mort à l'ostinato dans une oeuvre musicale).
Si je puis me permettre, je me déclare en accord total avec la défense d'Ostinato qui a parfaitement le droit de jouer comme elle le fait avec l'anacoluthe, animal chatouilleux et qui peut être dangereux mais au pelage incomparablement plus doux au toucher que les lourdauds "au point de sombrer" ou "au point qu'il sombra" qui semblent droit sortis de manuels d'apprentissage du français pour écoliers camerounais d'un village de brousse en 1952. La langue a le droit de frémir un peu; l'anacoluthe de préférer les femmes dans la main douce de qui il aime venir manger.

Et puis y'en a marre des mâles ricanants qui n'aiment ni les femmes ni les animaux !
Merci Francis, car je ne croyais pas avoir péché. Néammoins je vais étudier de près les critiques.
Utilisateur anonyme
29 janvier 2009, 13:56   Re : L'établissement d'une complaisance
Ah ! Comme je me suis bien amusé !
Où signe-t-on la pétition en faveur de la vivisection des anacoluthes ?
Oui, Alexis, c'est plutôt un complément de conséquence, mais c'est aussi une "manière" de caractériser la nature de sa déstabilisation. Mais sur la construction syntaxe cette nuance n'importe pas.
Vous remarquerez, cher Francis, que mon analyse se voulait descriptive, et non normative. Cependant, cet emploi-ci de l'anacoluthe me semble triviale, et non créative de sens. (« Moi, Monsieur, votre, chien, mon pied, la prochaine fois, ce n'est pas au derrière qu'il l'aura... ») Il me semble que la question était : mais où est l'anacoluthe ?
Obi, vous êtes fou ? Nos amis Français vont se poser des questions sur votre rattachisme !!
M. Meyer, âpre vivisecteur d'anacoluthes dans son hôpital de brousse, condamnerait-il mêmement la phrase suivante au traitement infâme qu'il réserve à ces pauvres créatures tombées entre ses mains cruelles :

Son divorce l'avait totalement déstabilisé, au point de retourner vivre chez sa mère.
Pour ma part, je serais de l'avis de Marcel Meyer.
"Triviale" mon anacoluthe ? Mais je suis vexée comme un pou. Anacoluthe, anacoluthe est-ce que j'ai une gueule d'anacoluthe (triviale).
Ah oui! Bernard ! Marcel ! Cassandre! et Son Ineffable Francmoineau! Quelle créativité! Quelle élégance ! Quelle plénitude de sens dans Son divorce l'avait déstabilisé au point qu'il était retourné vivre chez sa mère par rapport au thébain, au ploucâtre, au mal fagoté, au broussard, à l'incompréhensible, imbitable et anacoluthique Son divorce l'avait déstabilisé au point de retourner vivre chez sa mère. Mais faisons donc redoubler son CM2 à Ostinato enfin, c'est un scandale d'imaginer qu'elle puisse entrer en sixième dans un collège de la Capitale, vous vous rendez compte! Yaoundé! patrie des arts et des lettres! en écrivant un français pareil!
Chère ostinato, je ne sais pas si vous avez une gueule d'anacoluthe, mais votre repartie, pleine d'un humour qu'on ne trouve pas chez tous les intervenants de ce fil, me fait penser à cette autre, de la même : "mon coeur est français mais mon c... est international", phrase que l'on pourrait peut-être proposer comme devise officielle du P.I., après tout ?
J'aime beaucoup Arletty, cher Francmoineau, mais quand même!
Ce moineau a la dent dure.
Pardon, Madame Ostinato ! Que dire ? Simple ? commune ? ordinaire ? banale ? vulgaire ? Aïe, je m'enferre, je le sens...
Mais je vous en prie, les mots les meilleurs sont ceux qui expriment la pensée de celui qui les prononce. Un enrobage "poli" est pour moi pire que tout. J'en tiens donc pour "triviale", mais conteste cette qualification d'une anacoluthe in-nocente..
Mais ne trouvez-vous pas que la cascade d'anacoluthes de mon exemple au chien (et qui me vient d'un professeur jésuite, quand j'étais potache) est, elle, pleinement créatrice de sens, tandis que la vôtre (pardonnez-moi) semble avoir été faite par mégarde ?
Oui mais mon propos ne visait ni l'image, ni la créativité, mais le simple coulé de la phrase. Il me semble légitime aussi d'utiliser cette formulation si le sens ne fait aucun doute. J'ai effectivement ressenti une petite bizarrerie qui ne m'a pas déplu.
Je comprends, Ostinato, mais je ne vous approuve pas. J'approuve au contraire Renaud Camus, lorsqu'il fait remarquer, dans ses ouvrages consacrés aux délicatesses du français ou aux mœurs du temps, que la clarté de pensée suit la syntaxe correcte. Libre à vous, aussi, d'accorder les participes passés selon le sens "non douteux" et non selon la grammaire : vous aurez sans doute le même sentiment de "coulé", de "légitimité" ou de "bizarrerie" aux arômes artificiels à la mode, je ne crois pas, en l'occurrence, que l'on y gagne. De toute manière, ce n'est pas un péché mortel. Mais j'arrête, sinon l'on va me donner du Maréchal...
Nous demanderons donc l'avis du maître de céans, s'il veut bien. Il ne me semble pas avoir porté atteinte à la clarté de la pensée ou à l'intelligibilité du propos, foi d'Ostinato.
Bernard, usant d'une paternelle sagesse, vous met en garde contre la perversion du goût frelaté, facile et artificiel des aliments de la ville, le beurre de cacahuète, la glace au citron, tout ça. Vous, une fille du pays, c'est mâcher de l'iguame au naturel, fraîchement déraciné et pilé, qu'il vous faut, car la terre elle, aussi basse et ingrate soit-elle, ne ment pas. Comme la terre, la syntaxe, pour donner ses fruits, doit faire suer, Ostinato. Et cessez de revâsser aux toilette, à l'eau parfumée et à je ne sais quelles bizarreries modernes. Renouez votre sarreau et reprenez le mortier et le pilon ! Et courbez-vous le buste droit je vous prie !

Quelle insolence! Non mais....!
Mais il l'a donné, son avis, il y a peu de temps, dans le cours d'une discussion identique, dans ce fil.
A cette aune je crains d'acquérir la sensation en écrivant de faire un thème comme au bon temps où j'apprenais le latin. Mais je ne redoute pas l'effort s'il est nécessaire.
Francis, mon ami, je ne vous comprends pas, ou vous m'avez mal lu. Je ne condamne pas la tournure d'Ostinato, je me borne, encore une fois, à dire que, si l'on me pousse dans mes retranchements, je ne la soutiendrais pas. Au contraire, l'exemple du chien me semble, lui, très créatif.

Mais cela n'a pas la moindre importance, et si péché il y a, il est véniel. Comme disait JGL dans le fil que Marcel nous rappelle, « des fissures plus larges menacent l'édifice syntaxique, déjà gravement lézardé » ! J'espère que l'on me me tiendra pas rigueur d'avoir, à la demande d'Ostinato, tenté une analyse de la tournure...
Utilisateur anonyme
29 janvier 2009, 18:31   Re : L'établissement d'une complaisance
La rencontre de François joua un rôle décisif dans la transformation de mon état d'esprit. Un choc, mais si complexe que, même aujourd'hui, je ne pourrais le définir avec exactitude, alors que près de dix ans ont passé. Une bouffée d'air du grand large, la vision de masses tellement plus lointaines et plus obscures, et aussi la découverte de quelque chose de fraternel et tragique à la fois. Mais les mots, tout à coup, me semblent faibles, et impropres.
Je n'ai connu François qu'un seul jour.
Une journée complète de travail, de sept heures du matin à cinq heures du soir.
[...]
Puis, d'une voix grave, comme s'il ne s'adressait pas directement à moi mais poursuivait sa rêverie :
"Je suis fils d'académicien. J'ai beaucoup étudié. Beaucoup étudié le français. La grammaire française. C'est très important."
Un silence.
29 janvier 2009, 18:48   Tintin au Congo
Je vous en prie Bernard, mettez ma remarque sur le compte de la fantaisie, par vous-même déclenchée avec l'évocation de la figure du Maréchal, des Jésuites, etc - j'ai enchaîné avec un orphelinat pour filles de brousse tenu d'une poigne de fer par une sorte de Mgr Lefèvre (qui sévissait au Gabon et non au Cameroun). Cette idée que "la langue se mérite", la syntaxe doit faire souffrir, comme un corset si vous voulez, semble faire une si belle unanimité dans ces colonnes que je crois temps d'agir en dégraffant ô si peu, d'une graduation à peine, les soutien-gorge empesés, les gaines et guêpières à baleine. Votre langage prête irrésistiblement à l'ironie : bizarreries modernes et faciles, etc. Langage de pion de pensionnat pour jeune filles égarées du droit chemin, surtout quand on voit Ostinato plaider le plaisir du texte en contrechamp. Tout ça est irrésistible de drôlerie.
29 janvier 2009, 19:15   Martine au théâtre
Ah, d'accord ! Mais pour suivre une imagerie semblable à la vôtre, je verrais plutôt la syntaxe comme la danse classique. Après les premiers efforts (et, pour la syntaxe, à l'école primaire, cela prend tout de même plusieurs années), les bonnes positions viennent toutes seules. Et vous pourrez danser des heures d'affilée sans devoir les payer par trois jours au lit à soigner vos courbatures et vos tendinites. Plus question de courir ou de sauter de telle manière "expressive" que tout l'effort vous soit préjudiciable. Plus question d'anacoluthes amollissantes, qu'il faudra compenser par un effort démesuré ailleurs... Et bienvenue, ensuite, au déjeuner sur l'herbe, corsage dégrafé...
Parmi les victimes de la liberté, les formes, et dans tous les sens du terme, le style. Tout ce qui exige un dressage, des observances d'abord inexplicables, des reprises infinies ; tout ce qui mène, par contrainte, d'une liberté de refuser l'obstacle à la liberté supérieure de le franchir, tout ceci périclite, et la facilité couvre le monde de ses oeuvres. Une histoire véritable des arts montrerait combien de nouveautés, de prétendues découvertes et hardiesses ne sont que des déguisements du démon de la moindre action.

Paul Valéry
Oui, belle citation. Ce passage m'avait beaucoup frappé quand j'ai lu Regards sur le monde actuel et autres essais.
Ah, enfin une allusion à la danse sur ce forum ! Visiblement ce n'est pas un art qui semble y être apprécié. Pourtant il me semble, qu'on l'apprécie ou non, que la danse classique est, par sa rigueur et sa grâce, sa galanterie, le dépassement qu'elle exige de ceux qui la pratique, un condensé d' "occidentalitude" . Et je trouve que la pointe impeccable et rigide , toute en gâce cambrée, qui prolonge idéalement l'arabesque aérienne ou les développés souverains des danseuse peut donner le sentiment de l'infini. Quand je pense qu'il y en a qui vont chercher la spiritualité chez les derviches tourneurs !
Ô, Cassandre, combien vous avez raison. Grâce à mon épouse j'ai appris à goûter combien la danse est un langage subtil, civilisé, merveilleux.
Chère Cassandre,
Je n’ai pas pu ni voulu être trop longue dans mon billet de l’autre jour sur ce beau Mort à Venise de Britten mais si je l’ai appelé un spectacle total, c’était en partie grâce à la très belle chorégraphie imaginée par Kim Brandstrup. Pour les (nombreux) jeux sur la plage du jeune Tadzio et de ses camarades et pour le ballet vu en rêve par l’écrivain « The games of Apollo », les adolescents, tous très beaux, devaient leurs évolutions autant à la danse classique qu’aux acrobaties juvéniles et aux jeux athlétiques. Le résultat était d’une « virilité gracieuse » (si je puis m’exprimer ainsi mais c’est la seule expression qui me vient) tout à fait dans l’esprit de l’œuvre.




Utilisateur anonyme
30 janvier 2009, 16:11   Re : L'établissement d'une complaisance
Oui mais mon propos ne visait ni l'image, ni la créativité, mais le simple coulé de la phrase. Il me semble légitime aussi d'utiliser cette formulation si le sens ne fait aucun doute. J'ai effectivement ressenti une petite bizarrerie qui ne m'a pas déplu.
J'adore cette phrase !
Je vérifie ce que j'avais subodoré : la danse est un art qui n'intéresse guère ce forum. Ce n'est pas un reproche, c'est une constatation.
J'ai vu, il y a trois jours, un merveilleux spectacle de danse indienne, à Anvers... Sur des bases évidemment très différente de notre danse classique, et qui mériteraient d'être explicitées, mais avec un même principe d'économie... Je déteste ces ballets modernes qui semblent être un succédané de "body building", et où un public inculte applaudit à la mesure des litres de sueur exprimés...

Maurice Béjart qui s'est beaucoup inspiré de la danse indienne faisait remarquer, à juste raison, qu'elle avait en commun avec la danse classique occidentale, l'obligation de l'"en dehors".
J'adore, moi aussi, la danse indienne.
Dans une longue séquence du film de Renoir : "Le fleuve" il y a un duo magnifique.
L'en dehors n'est-il pas imposé par la physiologie ? Comme il faut bien croire que ce que dit Béjart est sensé, c'est-à-dire discriminant, on pourrait sans doute distinguer entre les danses qui ont poussé assez loin la technique et la théorie, et les autres. Il y a probablement deux sommets au monde, aussi bien pour la musique que pour la danse : l'Occident et l'Inde... (Le Natya-Shastra date sans doute du 5e ou 4e siècle ante...)

Il y a le film de Renoir, en effet, et ce qui reste pour moi un emblème : la longue séquence de danse indienne du Salon de musique de Satyajit Ray (avec la musique de Vilayat Khan). Jamais revu une telle pureté.






C'est en effet superbe. Mais dites-nous, vous qui connaissez la culture indienne, y a-t-il eu là-bas ou même y a-t-il aujourd'hui d'autres cinéastes de la trempe de Ray, le seul que je connaisse ? Je ne connais même pas le raz-de-marée des actuelles sucreries bollywoodiennes, autrement que par de courts extraits diffusés ici ou là : se pourrait-il qu'il y ait là-dedans des pépites ?
Je suis vivement intéressé par la culture indienne (surtout la philosophie et la musique), mais de là à me poser comme connaisseur du monde indien !... Pour le cinéma, je possède presque tous les films de Satyajit Ray, mais je dois dire que le reste me semble soit "historique" (les films de Guru Dutt, Mehboob Khan, Bimal Roy...) – mais toujours aussi charmant – soit assez inintéressant (tous les Bollywood : quand on en a vu un...) Je connais l'un ou l'autre Digvijay Singh (Maya)... Suggestions bienvenues ! Ce que je vois passer sur les chaînes satellitaires anglaises ou tamoules me semble caricatural : séries de bas étage, toujours extrêmement "surjoué" (on dirait qu'ils adorent ça...) Cela m'amuse, de temps en temps, j'avoue. Les indiennes sont si séduisantes...

Allez, une jolie photo pour agrémenter le forum :



P.-S. — J'oubliais de vous donner ce lien :
http://www.videoduniya.com/
Il ne vous reste plus qu'à vous mettre au hindi...
Merci beaucoup. Vous parlez hindi ?
Je m'y suis mis... Ça n'avance pas très vite...
Bigre. Mais les films de Ray ne sont-ils pas en bengali ? Je n'ai du reste aucune idée du degré de sa proximité avec l'hindi, en dehors du fait que tous deux appartiennent à la même famille.
Merci, cher Bernard pour ce splendide extrait du "Salon de musique" qui est un des plus beaux films que je connaisse.
Oui, il y a, outre l'"en dehors" très visible sur la photo du danseur que vous avez mise, des ports de bras et de tête, des pliés et des attitudes -surtout dans le bharata natyam- que l'on retrouve dans la danse classique occidentale. L'"en dehors" tel que l'exige cette danse est si laborieux à acquérir , à moins de l'avoir naturellement, ce qui est assez rare, que l'on peut difficilement dire qu'il est imposé par la physiologie. Les tenants de la danse moderne le jugentd'ailleurs totalement contre nature, comme si l'art devait être l'imitation de la nature. Du coup ils ont établi une autre convention toute aussi arbitraire et toute aussi contre nature mais beaucoup moins esthétique : l'en dedans.
Oui, bien sûr, les films de Satyajit Ray sont en bengali. Mais je crois que la plupart des films indiens sont en hindi, ou doublés en hindi, pour une simple question de largeur de public. Le bengali est sans doute fort proche du hindi (mon professeur de tabla, qui est de Calcutta, le "pige" sans l'avoir appris).
Je ne veux pas dire que l'en dehors soit naturel, Cassandre. Tout comme le placement des mains sur le piano ou la harpe n'est pas naturel. Je veux dire que si l'on adopte une position "naturelle", dans cette esthétique, l'on arrive à rien et l'on se fatigue très vite, il faut la technique. Cette technique est imposée par la physiologie, j'insiste, mais pour dépasser la nature. Sans quoi, bonjour les tendinites... Ce n'est donc pas une pure question de convention : l'on ne peut adopter des conventions esthétiques que dans le domaine du pratiquable... Je connais un peu le ballet moderne (que j'ai pratiqué quelques années dans le cours d'une des danseuses de Béjart, à Bruxelles), mais j'aimerais bien voir à quoi ressemble une pirouette à partir d'une position en dedans ! Je ne connais pas... (Il est bien possible que je ne connaisse pas parce que je n'aime pas...)
Cher Bernard, peut-être me suis-je mal exprimée car je suis entièrement d'accord avec vous.
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