Voici quelques extraits de
L'Etabli, de Robert Linhart, récit de l'expérience vécue par un intellectuel maoïste, qui, par militantisme, se fait embaucher à la fin des années soixante, dans les usines Citroën, comme O.S.2.
Le personnage qui apparait dans les extraits est le dédicataire du livre, dédicace ainsi conçue :
à Ali
fils de Marabout
et manoeuvre chez Citroën
On trouvera peut-être dans ces lignes quelque chose de l'origine de cette fascination d'hommes de gauche pour les « pratiquants » (il faudrait y ajouter la description d'un autre ouvrier, un Algérien occidentalisé, en pantalon d'éléphant et coupe de cheveux façon Beatles (Linhart dixit) et qui, lui, est très antipathique à l'auteur.)
« La rencontre d'Ali joua un rôle décisif dans la transformation de mon état d'esprit. Un choc, mais si complexe que, même aujourd'hui, je ne pourrais le définir avec exactitude, alors que près de dix ans ont passé. Une bouffée d'air du grand large, la vision de masses tellement plus olontaines et plus obscures, et aussi la déocuverte de quelque chose de fraternel et ragique à la fois. Mais les mots, tout à coup, me semblent faibles, et impropres.
Je n'ai connu Ali qu'un seul jour.
Une journée complète de travail, de sept heures du matin à cinq heures du soir.
[Cet Ali et Linhart ont pour mission d'alimenter en caisses de 2CV une certaine chaîne de montage.]
Chaque fois que je repasse par l'entrepôt, je lui jette un regard rapide, parfois un sourire, mais sans jamais avoir eu le temps de m'arrêter ni de lui parler. Lui, de son côté, ne dit pas un mot.
Il est grand, très maigre, brun de peau. Il me semble le connaître de vue, pour avoir remarqué, en le croisant dans les ateliers ou les vestiaires, le tatouage bleu, en forme de point, qu'il porte au bas du front, entre les sourcils, et qui souligne son air farouche.
[...]
Huit heures et quart : pause de dix minutes pour le casse-croûte. Je reviens m'abriter dans l'entrepôt de stockage, glacial mais protégé de la pluie fine qui continue de frapper la cour en petite bourrasques. Je m'adosse à une carrosserie et sors mon sandwich. L'homme au tatouage ne bouge pas. Toujours debout, indifférent à la pause : elle paraît ne pas le concerner. Je m'approche et lui propose de partager, puisqu'il paraît ne rien avoir apporté à manger. Il jette un coup d'oeil sur le pain d'où dépasse une tranche de jambon, et secoue la tête en signe de refus :
« Je ne mange pas de cochon. »
Puis, d'une voix grave, comme s'il ne s'adressait pas directement à moi mais poursuivait sa rêverie :
« Je suis fils de marabout. J'ai beaucoup étudié. Beaucoup étudié l'arabe. La grammaire arabe. C'est très important.. »
Un silence.
[...]
« La langue arabe est une très grande langue. Ce sont les Arabes qui ont inventé la grammaire. Ils ont aussi inventé les mathématiques, et les chiffres pour le monde entier. Ils ont inventé beaucoup de choses. »
Il a élevé la voix, et sa fierté résonne étrangement dans l'entrepôt métallique, qui renvoie l'écho.
Emu, je commence une réponse un peu solennelle, cherchant mes mots pour dire en phrases simples que j'ai un grand respect pour la culture arabe.
[...]
Pas toujours commode, de comprendre ce qui raconte Ali. Des fois, ça s'emballe, ça devient vite haché, les mots s'entrechoquent. Il y a des coupures, de longs silences. En général, j'arrive quand même à suivre.
Tout à coup, Ali se met à me parler de sa vie il y a longtemps. Village très pauvre, au sud du Maroc. Famille nombreuse, misérable. Frères et sœurs morts en bas âge. L'occupation française.
[...]
Je ne sais pas quoi dire. Je murmure : « C'est terrible... C'est le colonialisme. »
Il me fait cette réponse étrange : « Non, le colenelianisme, c'est bien. » - « ? » - « Le colenelianisme, c'est bien. Colonel Nasser, Colonel Boumedienne. C'est bien pour nous. »
[...]
A quelque chose que je lui dis ou lui demande (de quoi s'agissait-il ? D'une nourriture, ou de quelque chose à fumer, je ne sais plus), il répond vivement : « Non, je ne fais jamais ça, c'est « juif » »
Moi : « Comment ça, c'est « juif » ?
Lui : « Ça veut dire : c'est pas bien, il faut pas le faire. »
Moi : Mais non, « juif », c'est un peuple, une religion.
Lui : « Non, non. « Juif, c'est l'enver des autres. On dit « juif » pour dire que c'est pas comme il faut.
Moi : « Mais il y a une langue juive... »
Lui : « Une langue juive ? Non ! Non ! »
Moi : « Si, elle s'appelle l'hébreu. »
Lui : « Non, écrire « juif », c'est écrire l'arabe à l'envers. C'est écrit pareil, mais dans l'autre sens. »
Je m'arrête.
« Ecoute, Ali, je sais ce que je dis, je suis juif moi-même. »
Et lui, sans se démonter, avec un hochement de tête indulgent et presque une ébauche de sourire : « Mais tu ne peux pas être juif. Toi, tu es bien. Juif ça veut dire quand c'est pas bien. »
Ça aurait pu durer des heures. Nouvelle impasse. Les opérations de déchargement nous interrompent encore.
L'après-midi s'écoula ainsi, chaotique. Gouffre de deux langues, de deux univers. J'essayais d'imaginer dans quel monde vivait Ali, comment il percevait les choses, et une impression d'infini me saisissait. Il aurait fallu parler des années... [...] Et j'avais en même temps le sentiment d'un Ali très proche. Le gréviste solitaire et buté, l'enfant au chien noir, le souffre-douleur de Danglois. Un frère obscur, un instant surgi de la nuit qui allait le happer de nouveau.
Effectivement, on le baladait de poste en poste, de brimade en brimade [il a participé, comme l'auteur à un mouvement de grève], et dès le lendemain, il avait disparu. »
Robert Linhart –
L'établi (1978)