« Du 2 octobre au 14 juillet, pas une fois je ne m'interrogeai sur l'emploi d'un jeudi, d'un dimanche : il m'était enjoint de partir à l'aube, hiver comme été, pour ne rentrer qu'à la nuit. Je ne m'attardais ps aux préliminaires ; jamais je ne me procurai le classique attirail : sac à dos, souliers ferrés, jupe et cape de loden ; j'enfilais une vieille robe, des espadrilles, et j'emportais dans un cabas quelques bananes et des brioches : plus d'une fois, me croisant sur une cime, mes collègues sourirent avec dédain. En revanche, avec le secours du
Guide bleu, du
Bulletin et de la
Carte Michelin, je dressais des plans minutieux. Au début, je me limitais à cinq ou six heures de marche ; puis je combinai des promenades de neuf à dix heures ; il m'arriva d'abattre plus de quarante kilomètres. Je ratissai systématiquement la région. Je montai sur tous les sommets : le Gardaban, le mont Aurélien, Sainte-Victoire, le Pilon du Roi ; je descendis dans toutes les calanques, j'explorai les vallées, les gorges, les défilés. Parmi les pierres aveuglantes où ne s'indiquait pas le moindre sentier j'allais, épiant les flèches – bleues, vertes, rouges, jaunes – qui me conduisaient je ne savais où ; parfois je les perdais, je les cherchais, tournant en rond, battant les buissons aux aromes aigus, m'écorchant à des plantes encore neuves pour moi : les cistes résineux, les genevriers, les chênes verts, les asphodèles jaunes et blancs. Je suivis au bord de la mer tous les chemins douaniers ; au pied des falaises, le long des côtes tourmentées, la Méditerranée n'avait pas cette langueur sucrée qui, ailleurs, m'écoeura souvent ; dans la gloire des matins, elle battait avec violence les promontoires d'un blanc éblouissant, et j'avais l'impression que si j'y plongeais la main elle me trancherait les doigts. Elle était belle aussi, vue du haut des coteaux, quand sa feinte douceur, sa rigueur minérale brisaient le déferlement des oliviers. Il y eut un jour de printemps où pour la première fois, sur le plateau de Valensole, je découvris les amandiers en fleurs. Je marchais sur des chemins rouges et ocre, à travers la plaine d'Aix où je reconnaissais les toiles de Cézanne. Je visitais des villes, des bourgs, des villages, des abbayes, des chateaux. Comme en Espagne, la curiosité ne me laissait pas de répit. De chaque point de vue, de chaque combe j'escomptais une révélation, et toujours la beauté du paysage surpassait mes souvenirs et mon attente. Je retrouvai, tenace, la mission d'arracher les choses à leur nuit. Seule, je marchai dans les brouillards sur la crête de Sainte-Victoire, sur la chaine du Pilon du Roi, contre la violence du vent qui précipita mon béret dans la plaine ; seule je me perdis dans un ravin du Lubéron : ces moments dans leur lumière, leur tendresse, leur fureur n'appartenaient qu'à moi. Que j'aimais, encore engourdie de sommeil, traverser la ville où s'attardait la nuit et voir naître l'aube au-dessus d'une bourgade endormie ! Je dormais à midi dans l'odeur des genêts et des pins ; je m'accrochais aux flancs des collines, je me faufilais à travers les garrigues, et les choses venaient à ma rencontre, prévues, imprévisibles : jamais je ne me suis blasée sur le plaisir de voir un point, un trait inscrits sur une carte, ou trois lignes imprimées dans un Guide, qui se changeaient en pierres, en arbres, en ciel, en eau. »
Simone de Beauvoir -
La force de l'âge