Quelques remarques rapides :
a- L'oeuvre de Genet nous parle d'un autre temps (d'avant le Désastre) : en relisant "Journal du voleur" récemment, j'ai été pris d'une singulière nostalgie pour cette France d'avant, ce monde interlope des voyous, des gouapes, des pédés de Paris et d'ailleurs dont il parle si bien, et qui comparé à l'univers de la délinquance d'aujourd'hui paraît presque poétique, naïf, in-nocent, comme ayant déjà sombré dans une autre dimension ; son oeuvre nous fait donc bien voir, par comparaison, tout ce qui a été perdu, ce que nous avons fait de notre monde, jusqu'où par inconscience ou manipulation nous sommes allés ;
b- Genet, comme on le sait, est passé par l'Assistance et a arrêté ses études après le certificat : la prose si belle qu'il a écrite doit donc presque tout (même s'il a par la suite lu énormément et acquis, quoi qu'il en ait dit, une immense culture) à ses instituteurs ; là encore la comparaison avec la situation actuelle s'impose ; elle rend éclatante l'immensité de ce Désastre ; bien sûr, tous les écoliers nés vers 1910 n'ont pas eu le talent de Genet ; mais beaucoup d'entre eux avaient une maîtrise remarquable de la langue, comme mon propre grand-père maternel, né en 1911 et qui lui aussi a arrêté ses études après le certificat ; on vient de publier des lettres de la mère de Genet : qu'on les lise, et qu'on les compare avec la prose académique actuelle ;
c- il y a dans toute l'oeuvre de Genet et dans sa "pensée" (un bien grand mot...) politique une évidente pulsion de mort dont il était conscient et qui probablement le réjouissait ; or cette pulsion de mort n'est pas propre à Genet, mais à tout un courant littéraire et artistique qui a traversé le 19ème et le 20ème siècles (de Sade à Sartre pour faire vite, en passant par les surréalistes) : Genet nous rend cette pulsion lumineuse, là où chez d'autres elle n'est que voilée ;
d- enfin Genet, par son écriture et de façon évidemment contradictoire avec cette pulsion de mort, est un écrivain in-nocent dans la mesure où son regard enchante le monde, le subtilise, nous pousse à l'admirer à notre tour, qu'il parle d'une fleur, d'un visage, d'un caillou ou d'une bite ; il est à ce niveau un anti-Sartre ; et il est en cela très français, lui qui abominait la France pour ne pas oser dire qu'il en était amoureux fou ; une fois encore, si on met en relation sa prose avec celle des pseudo-rebelles d'aujourd'hui, on voit clairement tout ce qui a sombré ; Genet n'était en aucune façon un écrivain "révolutionnaire" même s'il a su entretenir l'équivoque, mais profondément conservateur et mémoriel comme tout grand écrivain ; il écrivait d'abord pour ses morts, ses amis et amants morts, ses passions mortes, et se fichait comme d'une guigne de la transformation et de l'amélioration du monde ; quand je l'ai croisé tout à la fin de sa vie, il ne m'a jamais dit un mot sur son oeuvre, à laquelle il semblait fort peu attaché ; en revanche il m'a beaucoup parlé (si j'ose dire, car son cancer le rendait presque aphone) de Mallarmé et de Nerval ;
(e- il est bien sûr possible que tout ce que je viens d'écrire ne soit qu'une théorie d'inepties : qu'on m'en excuse.)