Extrait de : « UN PONT SUR LA DRINA » de Ivo Andric Prix Nobel 1961 de Littérature
Ou l'avenir des droits de l'Homme en Europe
Quand on ordonna à Radislav de se coucher, il hésita un moment, puis sans regarder les tziganes ni les gendarmes, comme s'ils n'existaient pas, il s'approcha du Plevliak 22, presque en confidence, comme de quelqu'un des siens, et lui dit d'une voix basse et sourde :
« Ecoute par ce monde et par l'autre, fais-moi cette bonté, perce-moi de façon que je ne souffre pas comme un chien ».
Le Plevliak sursauta et cria après lui comme s'il se défendait contre cette sorte de conversation trop confidentielle :
« Marche ! Chrétien ! Est-ce que toi, le lascar qui démolis ce qui appartient au sultan, tu vas te mettre ici à supplier comme une femme ? Il en sera comme il a été ordonné, et comme tu l'as mérité ».
Radislav baissa la tête encore plus bas tandis que les Tziganes s'approchaient de lui et le dépouillaient de sa peau de mouton et de sa chemise. Sur sa poitrine apparurent les plaies causées par les chaînes, rouges et tuméfiées. Sans rien dire de plus, le paysan se coucha comme on le lui avait ordonné, la face tournée vers la terre.
Les Tziganes s'avancèrent et lui lièrent d'abord les mains dans le dos, puis ils lui attachèrent une corde à chaque jambe autour des chevilles. Chacun tira de son côté, lui écartant ainsi largement les jambes. Pendant ce temps, Merdjan plaça le pieu sur deux morceaux de bois courts et cylindriques, de façon que la pointe arrivât entre les jambes du paysan. Il tira ensuite de sa ceinture un couteau large et court, s'agenouilla près du condamné étendu et se pencha sur lui pour couper l'étoffe de ses pantalons entre les jambes, et pour élargir l’ouverture à travers laquelle le pieu allait pénétrer dans le corps. Cette partie la plus épouvantable du travail du bourreau resta heureusement invisible pour les spectateurs. On vit seulement le corps ligoté tressaillir sous la piqûre brève et imperceptible du couteau, se dresser à moitié, comme s'il allait se lever , mais retomber soudain en arrière, et frapper sourdement contre les planches.
Dès qu'il eut terminé, le Tzigane sauta, saisit à terre le maillet de bois, et se mit à frapper la partie inférieure et ronde du pieu, à coups lents et mesurés. Entre deux coups, il s'arrêtait un peu et regardait, d'abord le corps dans lequel le pieu s'enfonçait, puis les deux Tziganes, les exhortant à tirer doucement et sans secousse.
Le corps du paysan, les jambes écartées, se convulsait instinctivement, à chaque coup de maillet, la colonne vertébrale se pliait et se courbait, mais les cordes le tiraient et le redressaient.
Sur les deux rives, le silence était tel que l'on distinguait chaque coup et son écho quelque part sur la rive escarpée. Ceux qui étaient le plus rapprochés pouvaient entendre le paysan frapper du front contre la planche, et, de plus, un autre bruit insolite qui n'était ni un gémissement, ni une lamentation, ni le dernier râle, ni aucun son humain quel qu'il soit.
Tout ce corps étiré et torturé faisait entendre un craquement comme une palissade que l'on foule aux pieds, ou un arbre que l'on brise. Tous les deux coups, le Tzigane allait au corps étendu, se penchait au dessus de lui, examinait si le pieu progressait dans la bonne direction, et, quand il s'était assuré qu'il n'avait blessé aucun organe vital, il revenait à sa place, et continuait sa besogne.
Tout cela s'entendait faiblement et se voyait encore moins de la rive, mais les jambes tremblaient, le visage blêmissait, les doigts se glaçaient.
Pendant un moment, les coups s'arrêtèrent. Merdjan avait remarqué qu'au sommet de l'omoplate droite les muscles étaient tendus, et la peau se levait. Il s'approcha rapidement, et, à travers cet endroit gonflé, il fit une incision en forme de croix. Un sang pâle coula, tout d'abord en petite quantité, puis toujours plus fort. Encore deux où trois coups, légers et prudents, et à l'endroit percé se mit à apparaître la pointe ferrée du pieu. Il frappa encore plusieurs fois jusqu'à ce que la pointe atteignît la hauteur de l'oreille droite.
L'homme était empalé sur le pieu comme un agneau sur une broche, seulement la pointe ne lui sortait pas par la bouche, mais dans le dos, et n'avait gravement endommagé ni les intestins, ni le cœur, ni les poumons.
Alors Merdjan rejeta le maillet et s'approcha. Il examina le corps immobile, contournant le sang qui tombait goutte à goutte des endroits par lesquels le pieu était entré et sorti, et qui s'accumulait en petites flaques sur les planches. Les deux Tziganes retournèrent le corps engourdi sur le dos, et se mirent à lui lier les jambes au bas du pieu. Pendant ce temps, Merdjan regardait si l'homme était toujours vivant, et examinait attentivement ce visage qui devint tout d'un coup boursouflé, plus large et plus grand. Les yeux étaient grands ouverts et inquiets, mais les paupières restaient immobiles, la bouche était béante, les deux lèvres raides et contractées, les dents blanches serrées. L'homme ne pouvait plus contrôler certains muscles de son visage ; c'est pourquoi sa face ressemblait à un masque. Mais son cœur battait sourdement, et ses poumons avaient un souffle court et accéléré.
Les deux Tziganes se mirent à le dresser comme un mouton sur une broche. Merdjan leur criait de faire attention, et de ne pas secouer le corps, et lui-même aidait l'opération. Ils fixèrent la partie inférieure du pieu épaisse entre deux poutres, et bloquèrent le tout avec de grands clous, puis, derrière, à la même hauteur, ils consolidèrent l'ensemble avec un morceau de bois court qu'ils clouèrent aussi contre le pieu et contre les poutres des échafaudages.
Quand leur besogne fut terminée, les Tziganes se reculèrent un peu plus loin, et se joignirent aux gendarmes. Et, sur cet espace vide, resta seul, élevé à hauteur d'homme, redressé, la poitrine en avant et nu jusqu'à la ceinture, l'homme sur le pieu.
De loin on entrevoyait que, à travers son corps passait le pieu auquel étaient attachées ses chevilles, tandis que ses bras étaient liés derrière le dos. C'est pourquoi il semblait au peuple une statue planant dans l'air, au bord même des échafaudages, tout en haut, au dessus de la rivière.
Un murmure passa sur les deux rives, et une agitation ondoyante traversa la foule. Les uns baissèrent le regard, et les autres se dirigèrent rapidement chez eux, sans retourner la tête. La plupart regardaient sans mot dire cette silhouette humaine exposée dans l'espace, anormalement raide et droite. L'épouvante leur glaçait les viscères, leurs jambes se dérobaient sous eux, mais ils ne pouvaient ni s'arracher à ce spectacle, ni en détourner le regard.
C'est le lendemain soir, après 48 heures de ce supplice turc raffiné, que le paysan serbe Radislav rend l'âme. Le bourreau tzigane Merdjan va alors rendre compte de la bonne exécution du travail à celui qui l'avait ordonné, le turc Abidaga, et il lui demande ce qu'il doit faire du cadavre : « Jette le chien aux chiens ! »
(22)Les Tziganes étaient utilisés comme bourreaux par les Turcs ; celui-ci était originaire de la ville de Plevlia
Après les gens s'étonnent que les tziganes ne soient pas particulièrement appreciés dans les Balkans ...